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Le Tour par ceux qui le filment

Publié le 11 juillet 2013 par Oz

Tandis que la centième édition de la Grande Boucle se poursuit, des réalisateurs de fictions et de documentaires témoignent de la difficulté de filmer une épreuve où les légendes et les affaires de dopage se mêlent étroitement.

C’est une centième qui devait tomber à pic. Quoi de mieux qu’une commémoration, ses flonflons, ses grands discours, ses défilés et ses trémolos pour se refaire une image, pour laisser au fond de la musette les affaires qui fâchent. Pas de chance, à quelques jours du départ, les confessions de Jan Ullrich et les révélations sur Laurent Jalabert sont venues gâcher (un peu) la fête.

Comme en cent éditions le Tour de France - créé en 1903 – en a vu d’autres, rien ne devrait cependant l’empêcher de partir samedi 29 juin de Porto-Vecchio, en Corse, île sur laquelle l’épreuve n’avait encore jamais posé le moindre boyau. Départ de l’île de Beauté, pas par hasard : la majesté du décor, la grandiloquence des images ne seront pas de trop pour tenter de tourner vite fait la page des années Lance Armstrong et consorts. Sur le site Web du Tour, le nom de l’Américain est effacé, tandis que l’épreuve y est présentée « comme le plus impressionnant show télévisuel de la planète sport (…), dont les images sont retransmises dans 190 pays. A ce niveau, la conquête de territoires relève quasiment de l’impossible, mais de nouveaux accords permettent cette année d’étendre à la fois l’audience et la durée de programmation… ».

Rien de trop pour la télévision. Il faut dire qu’elle sait parfois se montrer reconnaissante, mêlant sans retenue les vertiges de la géographie, la mémoire des anciens et les images de l’effort. « Le décor et l’action s’exaltent l’un l’autre », résume Philippe Kohly, réalisateur des « Grands cols du Tour de France », série en cinq épisodes diffusée actuellement sur Arte, et coproduite par ASO, l’organisateur de l’épreuve. Ton épique et expressions d’apparat pour magnifier les « coureurs qui souffrent » ; musique classique, « comme un hymne au dépassement de soi » : un parti pris parfaitement assumé par le réalisateur, qui estime que « le dopage ne gomme pas la notion de dépassement de soi ».

A l’image, muscles et paysages seraient ainsi de connivence, en tandem, sinon pour masquer les turpitudes du peloton, du moins pour « susciter le lyrisme », selon Philippe Harel, le réalisateur du Vélo de Ghislain Lambert, comédie de 2001 avec Benoît Poelvoorde. De sorte que « le Tour devient une chanson de gestes qu’on ne peut pas filmer de manière anodine », précise le réalisateur. L’espace transcende l’action, et réciproquement.

Le Tour
« Le Tour est un spectacle qui a la géographie pour scène », décrit pour sa part le poète et cinéaste danois Jorgen Leth. Réalisateur d’Un dimanche en enfer (documentaire sur Paris-Roubaix), passionné de vélo depuis l’enfance – un oncle gardien du vélodrome d’Aarhus -, Leth commente depuis plus de trente ans le Tour de France pour la télévision publique de son pays, chantre tout autant de l’effort des coureurs que du patrimoine en toile de fond. Pas question pour lui d’occulter la question du dopage. L’écrivain de 73 ans le voit plutôt comme le prolongement sur deux roues de la lutte éternelle « entre les bons et les méchants ». Dans son équipe, il aura cette année une journaliste réputée pour ses enquêtes et qui se consacrera essentiellement au sujet qui fâche. Si besoin.

Après l’affaire Lance Armstrong, il est vrai qu’il n’est « pas facile de filmer le Tour », imagine Philippe Harel, qui préfère ne pas avoir à se frotter à l’exercice. La fiction, ici comme ailleurs, permet au moins de parler « sous la protection de la distance et du temps », précise-t-il.

Dans son film La Grande Boucle, actuellement sur les écrans, Laurent Tuel, lui, ne manque d’ailleurs pas d’évoquer les deux grands fléaux qui touchent l’institution, l’omniprésence des sponsors et le dopage. Sur le ton de la comédie grand public. Une autre manière de faire passer le message.

Quand il s’y frotte, le mode documentaire, lui, scrute sans voile ni retenue. Dans l’ascension du mont Ventoux, en 1967, le coureur britannique Tom Simpson chancelle et s’écroule. Maurice Séveno et Jean-Louis Normandin, les envoyés spéciaux de l’émission « Panorama », sont présents. Ils filment l’agonie du cycliste. Déjà, en 1963, Louis Malle évoquait, dans son court-métrage Vive le Tour, les défaillances des coureurs pour cause de « dopping ». Mais avec Simpson, c’est la mort qui s’invite tout d’un coup sur le petit écran. « A ce moment-là, analyse Jean-Christophe Rosé – réalisateur de La Légende du Tour de France, diffusé le 25 juin sur France 2 -, le regard de la société sur le dopage change. On l’assimilait à une préparation plus ou moins inoffensive juste faite pour avancer plus vite. Tout d’un coup, on découvre que le dopage peut tuer. » Reflet d’une époque. Dans les grandes étapes de col d’antan, « on voit les coureurs boire rhum et cognac au goulot », note Philippe Kohly. Dans son court-métrage, Louis Malle filme le peloton prenant d’assaut les cafés, faire main basse sur les vins et spiritueux, puis repartant sans payer, de l’alcool plein la musette. A l’heure de l’EPO, des transfusions sanguines, des mutations technologiques, le dopage se dérobe à l’oeil de la caméra et impose le silence. L’omerta devient la règle.

Dans le film de Philippe Harel, le héros se trouve exclu du groupe pour avoir transgressé la loi tacite du mensonge collectif. Au sommet du Ventoux, en 1970, le Belge Eddy Merckx est victime d’un malaise. Le commentaire d’époque invoque les « 2 000 mètres d’altitude ». « Et si ce jour-là le bel Eddy avait goûté des produits interdits », avait ajouté initialement Jean-Christophe Rosé dans son documentaire. Les coproducteurs belges de La Légende du Tour de France ont fait retirer l’allusion dans la version finale.

Jorgen Leth rappelle aussi que, dans les années 1980, le cinéma américain a renoncé au projet d’une fiction sur le maillot jaune avec Dustin Hoffman. La direction de l’épreuve avait exigé que l’on n’y évoque en aucune façon le dopage.

Mais, avec les progrès techniques, l’image témoigne d’elle-même et instille le doute sur les performances des coureurs. Haute définition, caméras embarquées, gros plan… Si elle n’accuse pas formellement, la télé suggère et interroge. Elle montre le coureur qui ne transpire pas, et grimpe à toute allure les cols sans même ouvrir la bouche. Du coup, le spectacle y perdrait-il en intensité ? Avec six étapes de montagne dont quatre arrivées en altitude, avec, le 18 juillet, deux ascensions de l’Alpe-d’Huez dans la même journée, une certitude : les télés devraient en avoir pour leur argent..
(Article publié dans Le Monde daté du 1er juillet 2013)

Olivier Zilbertin


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