Magazine Journal intime

Le passage 19

Par Emia

19. Je me réveillai pétrie de fatigue. Après m’être habillée, je quittai ma chambre et errai dans les couloirs déserts de l’hôtel. Un employé m’indiqua où prendre mon petit-déjeuner : next door, dit-il, small restaurant, petit restaurant. J’aperçus une baie vitrée, noire. Un homme en livrée rouge et or me fit entrer.

C’était une salle sombre et glacée avec, pour seul décor, un grand miroir sur le mur du fond ; une multitude de tables s’y reflétaient de part et d’autre d’un axe faussé. Un salariman s’avança en montrant la table la plus proche. Quelque part, une radio jouait des accords vibratoires ; l’on vint m’apporter un chorn instant. Son parfum, dans ma bouche, se mélangeait à la mélodie spasmodique. Une voix aigrelette s’accola aux percussions, dont les battements résonnaient comme les ondulations d’une eau souterraine.

- Do U like music, aimez-vous cette musique ? m’a demandé le serveur. Vary famous singstar !

- Yes, beautiful !

- D’où venez-vous ?

- d’Inishie.

- Ohlala, dit-il, un pays qui nous est cher ! C’est votre premier voyage en Phéacie ? Qu’aimeriez vous voir ? Regardez  – ce temple vaut bien une visite !

Il me tend un dépliant. J’y reconnais, dans la très faible lumière, un bas-relief d’une richesse et d’une complexité fastueuse : les sculptures – inouïes émanations  d’une roche apparemment douée de vie – ressemblent aux fossiles dont le très grand âge suscite un respect mêlé d’incrédulité.

- Where is it ? Où est-ce ?

Il dit un nom que je ne comprends pas. Je le fait répéter mais je ne comprends pas les syllabes enchevêtrées.

- I go certainly, dis-je, j’irai certainement.

Le serveur me fait cadeau du dépliant.

 Quand je sortis dans la rue, l’effet de l’image que je venais d’examiner s’exerçait encore. Le jour avait transformé la ville en un malstrom convulsif mêlant humains, animaux et machines. Des bêtes erraient parmi les passants, fouillant d’une patte ou d’un museau indécis le sol jonché d’ordures. Au passage d’une charrette tirée par un homme squelettique, on s’écarta à peine ; un enfant criait ; les showshows furtifs de jeunes femmes déambulant par petits groupes s’enflammèrent au soleil, puis reprirent des teintes plus graves – l’ombre rare nous aspergeait d’une fraîcheur palpitante, traversée d’éclats sonores et de parfums poivrés.

Je longeai des magasins et des vitrines, des immeubles de béton nu, un cinéma à la façade dévorée par une affiche mauve. Dans la cohue des vélos et des voitures zigzaguaient les motocyclettes ; un cycliste, qui transportait un jeune enfant juché sur le guidon, évita d’une habile arabesque un homme chargé de paquets énormes ; au même instant, surgissant d’un groupe de personnes en conversation animée, un mendiant au visage poudré de cendre me tendit sa sébile, exigeant une aumône. Mais je ne voulais rien donner, et je me suis détournée :  il a glapi une injure, et, avec fagot de brindilles extrait je ne sais d’où, m’a frappé le bras. La douleur, bien que légère, me cuisait, et je me suis sentie rougir. Fuyant mon embarras, je me suis glissée dans une proche ruelle.

Ce passage menait à une courette : une femme y était occupée à manipuler une bassine. M’entendant venir, elle a suspendu son geste, levé les yeux, et l’eau s’est déversée dans un bruit de cascade. Je continuais d’avancer ; je me sentais une intruse. J’ai souri comme à mon habitude et ai murmuré un faible hello. Je suis repartie par un passage débouchant sur une autre cour. Là, devant une façade dont la base étroite s’évasait en emboîtements de volumes surprenants, un âne brayait ; un vieil homme était en train le charger de sacs volumineux ; à travers la toile grossière, on voyait luire l’argent et le cuivre. Depuis l’une des maisons parvenaient des battements sonores ; d’un soupirail, une épaisse fumée noire montait dans un bruit de soufflet. L’homme donna un coup de bâton à l’âne qui, tintinnabulant, fit un pas en avant.

Bien qu’il fît très chaud, il régnait ici un calme bienfaisant, et je me suis mise à chercher un endroit où m’asseoir. Au détour d’un mur, au fond d’une venelle, j’avais aperçu une rue, qui ralliait probablement l’avenue que je venais de quitter. Mais je n’ai trouvé ni banc, ni marche où me reposer et, les jambes endolories, dus continuer d’avancer.

 La rue menait à un rond-point, au centre duquel un gendarme vêtu et ganté de blanc était périlleusement exposé à la succion giratoire du trafic, qu’il tentait de réguler à grands coups de sifflet. Alors que j’attendais mon tour pour traverser la chaussée, un bus à la carrosserie défraîchie s’arrêta tout près, laissant s’échapper une cohue de passagers qui alla se mélanger aux gens venant en sens inverse. Je fus happée, soulevée et emportée jusqu’au-devant du bus, dont les portes – à l’instant même où j’allais être précipitée à l’intérieur du véhicule – se sont refermées brutalement sur une grappe d’hommes en colère, juste devant moi ; l’engin a démarré en faisant hululer son klaxon.

J’ai chancelé, reculé et me suis retournée : je ne distinguais plus que le bitume brunâtre s’étirant à perte de vue en un cours caoutchouteux. La chaleur faisait se courber en tremblant une enfilade de fenêtres d’usine; le long du mur, assis en tailleur à même la chaussée, des enfants si noirs qu’ils paraissent avoir été passés au chalumeau triaient des restes de tissu sous le soleil pesant. Près d’eux, un chien aux côtes saillantes agonisait dans la poussière ; au loin, dans les airs, les renflements mouvants et feuillus d’un figuier banian annonçaient un peu de répit.

L’arbre, colossal comme deux chênes réunis, dispensait une ombre bienvenue. Un marchand de cacahuètes avait déployé sa marchandise à l’ombre des branches les plus basses. Je lui ai acheté un sachet de graines caramélisées, et je me suis assise par terre, sur une racine résurgente. Comme j’avais faim et ne me souciais plus guère de tomber malade,  j’ai croqué une à une les cacahuètes délicieuses. Je suis restée ainsi un certain temps, contemplant la rue déserte et les entrepôts qui la bordaient, déchiffrant distraitement les noms des entreprises peints au-dessus des portails : ashanti gorment & co, galactic import, global jiins etc. Je sentais s’épancher en moi la tiédeur annonciatrice d’une disponibilité particulière : occultant la conscience, elle s’y appose en coque translucide où les sensations affleurent, retournées l’on ne sait comment d’un extérieur qui déborde l’on ne sait d’où.


Classé dans:Le passage Tagged: passage, récit

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Emia 1 partage Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte