Manifestation contre la “frérisation de la culture” sur la scène de l’opéra du Caire
Sur fond de combats de rue (qui ont fait tout de même sept morts dans la nuit de lundi à mardi), Hazem el-Beblaoui – l’homme qui « a été nommé nouveau Premier ministre intérimaire » selon une curieuse formule dans la presse, formule qui a sans doute l’avantage de jeter un voile pudique (!) sur la légalité de sa nomination – s’occupe à former son nouveau gouvernement. Cet homme de 76 ans – ou bien ses mentors politiques – a fait un choix très symbolique en proposant le portefeuille de la Culture à Ines Abdel-Dayem (إيناس عبدالدايم), qui serait donc, si la nouvelle est vraie car le conditionnel est encore de rigueur, la première femme à occuper cette responsabilité depuis la création du ministère vers la fin des années 1950.
Il ne s’agit pas simplement d’une féminisation, plus que souhaitable, du personnel politique car la nomination d’Ines Abdel-Dayem a, pour certains, le goût suave de la revanche. Cette flûtiste de réputation internationale était en effet en première ligne du combat contre la « frérisation de la culture » (ikhwanat al-thaqâfa). Contrairement à ce qu’elle espérait encore il y a quelques mois (voir ses déclarations en octobre dernier), celle qui était également la directrice du célèbre Opéra du Caire avait fait partie d’une charrette de hauts responsables que Alaa Abdel-Aziz, le nouveau ministre de la Culture dans le dernier gouvernement Morsi – et le sixième à occuper cette fonction depuis la chute de Moubarak – avait destitués, dans le cadre d’une grande opération de nettoyage nécessaire dans le contexte de la nouvelle Egypte selon ses dires, ou bien encore pour permettre aux Frères musulmans de prendre définitivement les commandes d’un secteur par définition rebelle à leurs visées hégémoniques, selon une opinion partagée par une bonne partie des acteurs du domaine.
Plus encore que les autres, cette éviction avait suscité beaucoup d’émoi en Egypte, et énormément de commentaires au niveau international. Comme on peut le constater dans cet article retenu parmi beaucoup d’autres, le pitch était (presque) parfait : d’un côté un petit fonctionnaire barbichu, totalement inconnu du gratin des arts, parachuté à la tête du ministère avec pour mission de le mettre sans ménagement à la botte des forces obscures du fanatisme religieux ; de l’autre, l’union sacré des artistes offrant dans la rue leur création au peuple pour protester contre les tentatives de leur imposer le silence ! Difficile de faire plus photogénique que ces vidéos des jeunes danseurs de l’Opéra interprétant Zorba dans la rue ! (Vidéo à la fin de ce billet.) Et plus difficile encore d’offrir une meilleure illustration de l’impudence balourde de Morsi et de sa fine équipe ! Inévitablement, l’affaire ne pouvait que mal se terminer et, comme le résume (en arabe) une jeune journaliste égyptienne, « cette nomination, c’est une bonne claque pour les Frères ! »L’affaire n’est pas cependant tout à fait terminée. Ines Abdel-Dayem aurait d’abord nié avoir refusé le poste selon certaines dépêches, avant de se désister pour « préserver sa vie de famille » selon ce que l’on peut lire sur la page Facebook des « Ultras du ministère de la Culture » (un nom qui est tout un programme et qui dit pas mal de choses sur l’Egypte actuelle, les Ultras – dont on a parlé notamment ici – sont particulièrement actifs sur les murs, à quelques mètres de l’Opéra, du célèbre club de foot Al-Ahly, incontestablement bien plus populaire que le ballet classique !)
En fait, il apparaît que le « coup… de comm’ » imaginé par l’équipe d’El-Beblaoui s’est heurté, comme la nomination d’El-Baradei au poste de Premier ministre quelques jours plus tôt, à un veto des salafistes du parti religieux Al-Nour (article en arabe), autrefois allié aux Frères et maintenant devenu leur pire ennemi… Une femme, l’Opéra, les danseuses en tutu et le reste : on imagine les cris d’horreur… Pour rendre les choses encore un peu plus compliquées, les « Robespierristes » (comprendre les « ultras de la révolution ») avaient déjà protesté de leur côté contre la nomination de la flûtiste internationale. L’inévitable poète Abdel-Adhim Ramadan avait déjà déclaré à plus d’un média (voir par exemple cet article en arabe) que la future responsable ne « faisait pas partie de la confrérie culturelle » » (الجماعة الثقافية: oui, la traduction est biaisée !) et qu’une telle décision ne pouvait qu’émaner d’un « gouvernement de droite clairement capitaliste » !
Aux dernières nouvelles, le ministère de la Culture devrait revenir à Saber Arab, nommé en 2012, puis démissionnaire et par la suite revenu aux affaires avant d’être remplacé par l’homme des Frères… Toutes ces manoeuvres n’augurent pas grand chose de bon, pas plus pour la culture que pour l’Egypte…
Comme annoncé, la version de Zorba sur les trottoirs du Caire (mais on peut préférer le travail proposé par d’autres danseurs, tunisiens, à voir, ici).