Xavier Bébin est criminologue et secrétaire général de l'Institut pour la Justice. Dans un livre très argumenté, il explique pourquoi, en France, la justice crée l'insécurité. Or la sécurité des biens et des personnes est une condition nécessaire à toute société libre. S'il est une fonction régalienne que l'Etat devrait assurer, c'est bien celle-là. Mais les hommes de l'Etat préfèrent s'occuper de bien d'autres choses... et le budget de la justice ne représente que 3% des dépenses publiques.
L'insécurité n'est pas un simple ressenti. C'est une réalité que d'aucuns ne veulent pas voir, mais que d'autres subissent sans avoir les moyens de se défendre. De plus les victimes de l'insécurité sont laissées pour compte, réduites au silence et peuvent même parfois se retrouver face à leur agresseur une fois qu'il est sorti de prison.
Le bilan est lourd. Donnant des chiffres précis, Xavier Bébin montre que "l'impunité est devenue la règle dans le système pénal actuel":
"La masse des criminels et des délinquants sait qu'elle peut agir à répétition tant les autorités peinent à les sanctionner, soit que les citoyens renoncent à dénoncer les atteintes dont ils sont victimes, soit que les forces de l'ordre ne parviennent à en retrouver l'auteur, soit que la justice, privilégiant le doute, en fasse bénéficier ceux que la police a arrêtés."
4 millions de crimes et délits sont répertoriés par an. Leur nombre est en réalité d'environ de 10 millions. Car les taux de plainte sont inférieurs à 50% (taux qui tombe à 25% pour les violences physiques et sexuelles). Seuls les auteurs de 1,4 million de ces infractions sont identifiés et 12% d'entre ces infractions sont classées sans suite... Une infraction sur cinquante est punie de prison ferme et un grand nombre de ces peines ne sont même pas exécutées etc.
Les deux affaires de dangereux criminels récidivistes (Tony Meilhon et Alain Pénin) que cite l'auteur sont édifiantes. Que nous enseignent-elles?
Que les criminels dangereux ne sont pas suffisamment repérés en raison du manque de formation en criminologie des experts et des magistrats, que, si leur dangerosité est repérée, le doute leur profite plutôt qu'à la victime ou à la société, que les peines sont inadaptées à cette dangerosité et qu'il n'y a pas de suivi de précaution après leur remise en liberté...
Les idées reçues en matière de criminalité sont mises en lumière et réfutées par l'auteur.
Il s'insurge contre l'idée reçue que le "risque zéro n'existe pas" et montre que le taux de criminalité, rapporté à la population, a bel et bien augmenté. Il est passé de 12-15 pour mille dans les années 1950-1966 à 56 pour mille aujourd'hui. Et encore, la criminalité latente ne doit-elle pas être négligée: que serait ce taux s'il n'y avait pas eu augmentation des effectifs des entreprises de sécurité privée (110 000 salariés en 2000, 150 000 environ aujourd'hui) et doublement entre 1990 et 2000 des raccordements de systèmes de télésurveillance professionnelle ou résidentielle?
Autre idée reçue, "seuls fonctionnent la prévention, la réinsertion et les soins":
"En France, la multiplication par quatre du taux de criminalité entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1980 a eu lieu alors que le revenu par habitant n'a cessé de croître et que la pauvreté a diminué."
Les programmes de prévention "sociale" sont sans effet:
"Ceux qui sont efficaces sont fondés sur la prévention dite "développementale" [...] Il s'agit d'aider le jeune enfant - et ses parents - à apprendre à contrôler ses impulsions violentes et à respecter les règles de la vie sociale."
Ces derniers programmes sont appliqués avec succès au Canada et dans les pays anglo-saxons, mais pas en France:
"Les idées habituelles sur l'influence du milieu social, du manque d'emplois ou de l'absence de loisirs tendant à prévaloir sur les données de la recherche en sciences sociales."
Les programmes de réinsertion, destinés à pallier l'échec scolaire et l'absence de formation professionnelle, ne réussissent pas davantage:
"Ce qui caractérise les délinquants les plus actifs - le noyau dur de la criminalité - est qu'ils n'ont généralement pas résisté à l'attrait de revenus gagnés rapidement et sans effort. Les programmes précités échouent parce qu'ils n'agissent pas sur les caractéristiques personnelles des délinquants, celles qui expliquent en partie pourquoi ils ont rarement réussi à se maintenir au travail plus de quelques mois: l'impulsivité, le goût du risque et le faible contrôle de soi."
Les soins médicaux donnés aux délinquants sexuels ne sont guère efficaces, d'autant moins que les traitements ne sont pas poursuivis après l'incarcération, alors que leur effet cesse dès leur interruption:
"Après avoir recensé la totalité des études internationales menées sur le sujet, l'Académie de médecine conclut que les deux méthodes les plus efficaces, les traitements hormonaux ("castration chimique") et les psychothérapies cognitives et comportementales, "abaissent de 25% le taux de récidive"."...
Dernière idée reçue: "La prison est l'école du crime".
L'auteur explique pourquoi ceux qui bénéficient d'une libération conditionnelle sont moins récidivistes que ceux qui restent longtemps en prison:
"Les condamnés qui bénéficient de cette mesure sont ceux dont les juges ont pensé qu'ils avaient le plus de chances de réintégrer la société sans récidiver. A l'inverse, ceux qui n'en ont pas bénéficié ont été jugés à haut risque. Il est donc parfaitement logique que les détenus considérés comme dangereux récidivent plus que les détenus considérés comme réinsérables."
Au fait, les longues peines de prison sont-elles inefficaces?
"Une petite minorité de délinquants est responsable d'une très grande part des crimes et délits. [...] Par simplicité, et en raison de la remarquable similarité des ordres de grandeur trouvés dans les différents pays, on dit généralement que 5% des délinquants sont responsables de plus de 50% des crimes et délits. Cette observation a une conséquence considérable: elle signifie que, lorsque les individus appartenant à ces 5% sont en prison, le nombre total des crimes et délits commis dans la société est très largement réduit."
Les conditions de détention sont-elles honteuses?
"La France n'a pas à avoir particulièrement honte de l'état de la plupart de ses prisons. Ce dont elle peut avoir honte, c'est de ne pas en avoir construit assez et de tolérer la surpopulation carcérale. Elle devrait également avoir honte de la façon dont elle traite ses victimes, quand le crime a gravement mis en cause leurs conditions de vie. Presque personne, pourtant, ne s'en émeut. Car cette question n'intéresse pas les tenants du dogmatisme pénal."
Qu'entend l'auteur par dogmatisme pénal?
Il y a deux conceptions traditionnelles de la peine, celle d'Emmanuel Kant et celle de Cesare Beccaria. Pour Emmanuel Kant la peine doit être infligée quelles que soient les conséquences pour la société. Pour Cesare Beccaria elle n'est justifiée que si elle a des conséquences positives pour la société.
Aucune de ces deux conceptions n'est aujourd'hui retenue en France. En réaction aux totalitarismes du XXe siècle, la seule préoccupation est que l'Etat ne porte pas atteinte aux personnes: on est "nettement moins attentifs aux exactions que peuvent commettre des particuliers sur d'autres particuliers."
Cette conception dogmatique du droit conduit à ne pas se préoccuper des conséquences de l'inaction de l'Etat, à se méfier de mesures de dissuasion et de neutralisation, à être réticent à punir, voire à refuser de punir, à considérer les criminels comme des victimes de la société:
"Si les criminels sont aussi des victimes, il paraît légitime de les protéger d'une Justice trop ferme. Les victimes réelles et les victimes potentielles d'actes criminels passent après les supposées "victimes" en chair et en os qui peuplent nos prisons."
Ce dogmatisme pénal est alimenté par la tradition française selon laquelle il convient de préférer "l'idée qui sonne le mieux [...] aux argumentations analytiques et rigoureuses":
"En pratique [cette culture] se manifeste à la fois par un juridisme excessif, et par une sous-estimation du savoir criminologique."
Le droit devient alors douteusement hégémonique, contraire à la démocratie, et empêche tout esprit critique en refusant de seulement entendre ce que disent les victimes des criminels. Pour des raisons corporatistes les magistrats, les psychiatres se font les défenseurs de cet humanisme hémiplégique.
Arguments à l'appui, Xavier Bébin pense que pour refaire la justice et redonner confiance en elle aux Français, il faut que le système pénal soit dissuasif, que les peines appliquées soient prévisibles, que les criminels dangereux soient identifiés, que la tolérance zéro soit appliquée aux voleurs en série, aux délinquants polymorphes et aux psychopathes prototypiques. Il faut également que le droit des victimes de criminels soit renforcé et que leur indemnnisation soit décente et rapide.
Pour que la justice fonctionne mieux, il faut des juges mieux formés:
"Pour être un bon juge pénal, il ne suffit pas de connaître sur le bout des doigts le droit pénal et la jurisprudence, mais il est tout aussi impératif de bien connaître la criminalité et la criminologie."
Il faut des juges compétents:
"Un système qui réserverait la fonction de magistrat à des professionnels ayant déjà une expérience, permettrait de limiter les risques de "pensée unique" et de "juridisme abstrait"."
Mais cela ne suffit pas:
"Encore faut-il qu'ils soient irréprochables sur le plan de la neutralité politique et qu'ils ne puissent pas être soupçonnés de déloyauté dans l'application des lois votées par le Parlement."
Enfin il ne faut pas l'oublier:
"La Justice n'appartient ni aux juges, ni aux responsables politiques. En démocratie, elle appartient au peuple, et c'est en son nom qu'elle est rendue."
C'est pourquoi la Justice doit répondre aux attentes des citoyens et être de la plus grande transparence. Si ce n'est pas le cas, le danger est que ces derniers se fassent justice eux-mêmes, que, par peur, ils se replient sur eux-mêmes ou qu'ils cèdent au communautarisme.
Le problème de la justice, particulièrement pénale, n'est donc pas à prendre à la légère:
"Une justice pénale décrédibilisée est une bombe à retardement pour la société. Une bombe à fragmentation individualiste et communautariste."
C'est pourquoi ce livre, dont cet article ne donne qu'un aperçu et dont le projet n'est pas d'affaiblir davantage la justice pénale, est à lire par tous ceux qui, en France, sont soucieux de la crédibilité de la Justice et de la confiance qui devrait pouvoir être placée en elle:
"Dire la vérité sur [les] défaillances profondes [de la justice pénale] est [...] le seul moyen de provoquer un sursaut indispensable."
C'est ce que ce livre fait très bien, qui plus est en proposant des remèdes concrets.
Francis Richard
Quand la justice crée l'insécurité, Xavier Bébin, 306 pages, Fayard