Le livre du journaliste franco-américain Jonathan Littell, Carnet de Homs, est un réquisitoire terrifiant racontant de l’intérieur ce qui s’est passé à Homs en janvier 2012, juste avant le déferlement de bombes qui a ravagé le quartier de Baba Amr. Ecrit dans l’urgence, ce ne sont que des notes, vaguement mises en forme, qui évoquent à quel point la population sur place est sur les dents et se sent opprimée. Il y raconte les tortures des agents du gouvernement sur place et en arrière-fond le souhait à peine masqué de la part d’El-Assad de faire crouler son pays dans une guerre civile qui aurait tout l’air d’être un conflit confessionnel. On ressort de là essoré, plein de poussière, des scories de cette atmosphère dégueulasse. Littell porte un regard sans concession, n’hésitant pas à dénoncer ceux qui de l’intérieur profitent de la situation, mais brosse aussi le portrait de femmes et d’hommes courageux qui se battent dans l’indifférence totale des grands de ce monde.
Apothéose de ce témoignage, la confrontation entre son compagnon de route, le photographe Mani (un homme formidable) et Pierre Piccinin, un type qui se dit journaliste et qui pendant longtemps a soutenu le régime en place, au moins jusqu’en février 2012, et qui lors de ces échanges soutient que les activistes de l’ASL ne sont que des terroristes dont le but est de déstabiliser El-Assad. Littell demande à un moment à Mani d’envoyer la photo d’un enfant égorgé « au connard de Gembloux ». Depuis, Piccinin semble avoir retourné sa veste, mais il faut toujours se méfier des apostats.
Photo © Freedom House
Au beau milieu de la guerre qui frappe partout et tout le monde, des plus engagés aux plus innocents, sourdement et aveuglement, on trouve des moments de chaleur dans l’hiver syrien, qui rappellent que ce peuple est plus grand grand que celui qui les étrangle.
2h30 du matin. Je n’arrive toujours pas à dormir. Dans la grande pièce de devant, celle des soldats ASL, ça chante depuis des heures. je me lève et je vais voir. Une vingtaine d’hommes sont assis tout autour contre le mur, fument des cigarettes et boivent du thé ou du maté, et chantent à tour de rôle, a cappella. Je ne comprends pas les paroles, bien sûr, mais on dirait des chants d’amour, peut-être aussi des chansons sur la ville. Les voix tremblent, gémissent, soupirent, quand un finit, un autre recommence. Un homme surtout mène le chant, un homme d’une quarantaine d’années, au visage étroit, barbu, un peu roux, les yeux rusés, entièrement édenté sauf pour une incisive isolée dans la mâchoire du bas. Il chante avec une émotion intense, concentrée, et semble connaître toutes les chansons qu’on lui demande. Quand il marque une pause, un autre reprend. Les autres écoutent, ponctuent, parfois battent des mains. Personne n’interrompt personne, il n’y a aucune concurrence ou compétition, chacun chante pour le plaisir de chanter et écouter pour le plaisir d’écouter, tous ensemble.
Jonathan Littell, Carnets de Homs
Gallimard, NRF, 2012
Photo © Freedom House
- A lire pour se tenir informé au plus près de ce qui se passe là-bas (puisque les journaux français s’en foutent à peu près) : L’orient le jour (journal libanais d’expression française)
- Interview du photographe Mani pour Photographie.com
- Le reportage de Mani à Homs pour Le Monde
- Article sur la disparition du journaliste belge Pierre Piccinin sur Le Monde