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Sylvain Gouguenheim "Aristote au mont Saint-Michel" (1)

Publié le 27 avril 2008 par Vincent

 AVIS GENERAL

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Bon, donc, voilà, j'ai lu le livre et autant le dire d'emblée, il y a plus là une  réflexion (à laquelle on adhère ou qu'on conteste) sur la transmission du savoir grec  au monde arabe et occidental qu'un pamphlet contre le monde arabe et musulman. De ce point de vue, les deux recensions faites par Le Monde et Le Figaro  ont fait perdre des nuances à l'ouvrage et semé la confusion dans  les esprits. A ce titre, je ne retire rien de ce que j'ai dit précédemment (vu que je m'exprimais par rapport aux deux recensions et non au livre) même si je vais apporter des nuances à présent que j'ai lu le livre. Je m'excuse d'avance mais, faute de temps, je publie en deux parties mon compte-rendu.

L'auteur pose une question simple: peut-on dire que l'occident a une dette envers le monde arabe ? Le terme dette est-il le bon ? Je cite: On ne voit donc pas que l'Islam ait proposé son savoir aux Occidentaux, ni qu'il ait envoyé ses mathématiciens ou ses oulémas dispenser la science aux infidèles. En somme, ce que l'Occident a découvert, il est allé le chercher directement (p.183). Cela me semble du bon sens. Continuons, toujours à la même page: Que l'Islam ait conservé, grâce aux chrétiens syriaques (...) une grande partie du savoir grec est indiscutable. Que l'Occident en ait bénéficié est exact, même si ce ne fut pas l'unique canal par lequel il redécouvrit ce savoir. Mais que les musulmans aient volontairement retransmis ce savoir antique est une vue de l'esprit. Au fond, il faut comprendre ce livre comme une sorte de garde fou: il nous dit à quel point des termes comme "transmission", "dette", "rationalisme" sont trompeurs et induisent des représentations trompeuses: un bas moyen âge fort obscur en Occident face à  un monde arabe lumineux. Cette représentation étant ôtée, on pourra commencer à travailler. L'auteur donne donc plus un cadre, fixe des limites, certaines ayant déjà été pointées par des chercheurs, qu'un avis définitif sur la civilisation occidentale et arabe à l'époque médiévale.

L'erreur vient de ce qu'on pense que si l'on dit que l'on ne doit rien aux arabes, alors, on leur retire toute valeur. Là est me semble-t-il le noeud du probléme. Les recensions du Monde et du Figaro en claironnant fièrement: on ne doit rien aux arabes, ont quelque peu accentué cette erreur. Le Monde cite Alain de Libera qui dit : Je croyais naïvement qu'en échangeant informations, récits, témoignages, analyses et mises au point critiques, nous, femmes et hommes de sciences, d'arts ou de savoirs (...), nous, citoyens du monde, étions enfin prêts à revendiquer pour tous, comme jadis Farabi pour les Arabes, le "grand héritage humain". C'était oublier l'Europe aux anciens parapets. (...). Cette Europe-là n'est pas la mienne". Rien n'interdit aujourd'hui de poursuivre cette noble quête, au contraire et rien n'interdit de dire qu'il y avait dans le passé des prémisses, par contre, pourquoi plaquer ce noble idéal sur le passé si ce dernier n'y correspond pas ? Dans le même article (Polémique sur les racines de l'Europe) Le Monde dit avoir reçu un texte (non publié intégralement comme le relève certains abonnés dans leur réactions!) qui dit: il n'est aucun philosophe ou historien des sciences sérieux pour affirmer que "l'Europe doit ses savoirs à l'islam" ; la science en tant que telle se développe selon ses voies propres et ne doit pas plus à l'islam qu'au christianisme, au judaïsme ou à toute autre religion. En revanche, l'idée que l'Europe ne doit rien au monde arabe (ou arabo-islamique) et que la science moderne est héritière directe et unique de la science et de la philosophie grecques n'est pas nouvelle. Elle constitue même le lieu commun de la majorité des penseurs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, tant philosophes qu'historiens des sciences, dont le compte rendu du Monde reprend tous les poncifs. Donc, comme je le disais plus haut, il est curieux que tout d'un coup aujourd'hui, on en vienne à s'inquiéter. Je n'ai lu nulle part dans ce livre qu'al Farabi ou Averroès avaient démérité face au savoir grec. Gouguenheim ne s'exprime pas sur la valeur de la "digestion" du savoir grec par les arabes, il rappelle juste ses limites. Quand il dit qu'il ne faut pas s'imaginer une culture entière imprégnée d'hellénisme, c'est encore une fois du bon sens. On ne peut lui donner tort quand il souligne que le Coran ou le fiqh absorbait davantage les esprits que l'étude d'Aristote. La philosophie est restée une activité soit solitaire soit limitée à des cercles (Gouguenheim n'évoque pas et c'est dommage le cercle d'Al Kindi, de Sijistani ...etc.) mais en aucun cas une institution.

NOTES DE LECTURE

Au risque de me répéter, je ne m'occuperai ici que de la partie arabe puisque c'est le domaine où j'ai des connaissances et je l'espère des compétences (si certains d'entre vous avaient des doutes sur ce point, qu'ils m'adressent un email - vous le trouverez en cliquant sur "à propos" juste en dessous du chien - le fameux spitz japonais, je vous répondrai dès que j'aurai le temps). Je vous livre dans le désordre quelques réflexions au fil de ma lecture.

*Si l'article du journal Le Monde a pointé la référence à Marchand en bibliographie, , il faut savoir que l'auteur s'appuie sur D. Urvoy, Brague,  Van Ess, Th. d'Alverny (entre autres) qui sont quand même dans le domaine gréco-arabe (et l'époque médiévale de façon plus large) bien connus et qui ont étudié les textes en arabe. Un simple coup d'oeil aux notes permet de se rendre compte que contrairement à ce qu'insinue l'article du Monde (Une démonstration suspecte) René Marchand n'est pas "régulièrement cité", c'est plutôt Dominique d'Urvoy !!! Je trouve l'accusation quelque peu étrange d'autant plus que ce n'est pas l'ouvrage de Marchand qui est incriminé par l'article mais le fait qu'il soit en contact avec un site "islamovigilant". Drôle d'argument ! L'article aurait pu au moins dire que l'ouvrage était inexact, mal documenté ou que sais-je (je ne l'ai pas lu en ce qui me concerne, donc je n'en sais pas plus  mais c'est ce que je m'attendrais à lire quand on critique une référence) mais non, on dit juste qu'il est en contact avec ce site. On atteint un sommet lorsque l'article dit : les fréquentations intellectuelles de Sylvain Gouguenheim sont pour le moins douteuses. Elles n'ont pas leur place dans un ouvrage prétendument sérieux, dans les collections d'une grande maison d'édition. Pourquoi ne pas demander tant qu'on y est le renvoi de la personne qui a décidé de la publication du livre au Seuil ??? Je trouve que c'est aller un peu trop loin, là. Et si je puis me permettre une analogie: assez curieusement quand paraissent des livres sur le Jésus historique, sur un Jésus démystifié, il ne vient à l'idée de personne de faire un tel procès ou de crier au scandale. 

 *Ce qu'on pourrait regretter, c'est que l'auteur semble de toute évidence ne pas connaître l'arabe ni être familier avec l'ensemble du corpus de la falsafa dans le détail. Je dis regretter et non reprocher car il n'est interdit à personne de réfléchir sur des sources disponibles dès l'instant où on en fait un usage exact, ce que l'auteur fait. Par exemple, le fait que le terme 'ilm ne corresponde pas au terme savoir (p.138) mais à la "science" coranique a été dit depuis un bon moment par Brague ou Urvoy. Cela ne devrait d'ailleurs étonner personne, quand un homme de l'époque médiévale dit "savoir", Dieu n'est jamais loin ! Cependant, il y a quelques légères inexactitudes ça et là qui ne changent pas grand chose à l'affaire mais méritent d'être signalées Par exemple, à la page 97, l'auteur dit qu'Hunayn ibn Ishaq aurait traduit Les Lois, le Timée et La République.Le cas est malheureusement plus compliqué, il y a de fortes chances que l'on ait traduit des paraphrases de Platon par Galien et non Platon lui-même. Nous disposons toujours en arabe de l'abrégé de La République par Galien, texte que l'on trouve en arabe et dans une traduction latine (faite au 20ème siècle, curieusement, personne ne s'est donné la peine de le traduire en anglais ou français, le père Festugière a même fait quelques remarques sur le texte en se basant sur le texte latin). Mais bon, on peut faire quand même grâce à l'auteur de ce point mineur.Une erreur dont on peut par contre blanchir l'auteur, contrairement à ce qu'affirmait l'auteur de la recension dans Le Figaro, jamais Gouguenheim n'affirme que La Métaphysique d'Aristote n'a pas été traduit en arabe - au contraire. Ce point est réglé. Quant aux Politiques d'Aristote, jusqu'à preuve du contraire, l'ouvrage n'a pas été traduit. Ceci étant dit, je trouve que l'auteur passe trop sous silence le rôle joué par La République de Platon (sous sa forme abrégée). Ce n'est pas par hasard qu'Averroès ou al Farabi s'y réfèrent, Platon offre la politique la plus proche de monde arabe. En ce sens l'auteur n'a pas tort de soupçonner que l'ouvrage n'a pas été traduit car ils ne correspondaient pas aux attentes des arabes (se pose aussi le problème de compréhension des institutions grecques, quand on lit Ibn nadim et de nombreux auteurs, on voit qu'ils ont du mal à comprendre le système politique grec !)

*A propos d'Ibn Nadim, Gouguenheim dit: "quel crédit accorder à l'auteur, libraire de profession et amoureux des livres dont le texte est postérieur de plus de cent cinquante ans aux faits relatés ? (P. 133) L'auteur fait bien entendu allusion au songe du calife (qui aurait vu Aristote) d'où dériverait la mythique bayt al hikma (maison de la sagesse). Or justement, Ibn Nadim est une preuve que cette maison n'était pas publique ni rien de ce que la propagande abbasside a laissé sous-entendre vu que sauf erreur de ma part, je ne me rappelle pas qu'ibn Nadim dise quelque part: j'ai été consulter tel livre à la maison de la sagesse. En ce qui concerne le "catalogue" d'ibn Nadim, on sait ou soupçonne qu'il est fautif par endroits mais il reste parfois notre seule référence. Je consacrerai un billet un de ces quatre à ce fameux Fihrsitd'ibn Nadim. Je me répète mais il est vraiment dommage que l'auteur n'ait pas pensé à citer Gutas qui partage le même scepticisme sur cette "maison de la sagesse".

*L'article du Monde dit : Si l'on suit Sylvain Gouguenheim, la civilisation islamique se serait avérée incapable d'assimiler l'héritage grec ou d'accepter Aristote, faute de pouvoir accéder aux textes sans les traductions des chrétiens d'Orient, faute de pouvoir subordonner la révélation à la raison. Je n'ai pas lu cela ! L'auteur explique bien que les arabes ne voulaient pas lire Aristote en grec mais en arabe car c'est la langue sacrée (ce qui est donc bien différent d'une incapacité) et je ne pense pas que le but des arabes était d'assimiler ou d'accepter Aristote. Je suis presque d'accord avec Gouguenheim quand il dit que les musulmans puis les chrétiens (ceux d'Occident)  ont pris ce qui les intéressait. Je ne vois pas les choses autrement: les hommes fonctionnent quand même à l'intérêt ! Pourquoi les arabes se seraient-ils intéressé aux grecs sinon ? Je dis presque d'accord car je suis loin d'être d'accord par contre quand l'auteur dit: Ni la littérature ni la tragédie ou la philosophie grecque n'ont investi  la culture musulmane. Seule la logique y a trouvé sa place au sein de milieux fort variés, et avec quelques restrictions.  Je ne suis guère étonné que la recension du Figaro ait pointé cette phrase que je trouve être un raccourci un peu simpliste. D'accord éventuellement pour la littérature (avec des restrictions que j'ai énoncées dans un billet précédent) mais pas pour la philosophie.  Si l'on a bien noté une nette préférence pour la logique (chez al Farabi par exemple), tout ne se réduit pas à la logique chez lui. Et l'auteur aurait été plus prudent d'écrire comme il l'écrivait ailleurs sous bénéfice d'inventaire.

Je m'arrête là pour aujourd'hui et je vous livre la deuxième et dernière partie de mes notes de lecture - pour ceux que cela intéresse - d'ici quelques jours.


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