Magazine Politique

Sissi Super Star : le mandat, pas la négociation, mais peut-être l’anarchie !

Publié le 29 juillet 2013 par Gonzo

Un président s’en est allé, un autre arrive, très probablement. Le 11 février 2011, le vice-président du pays, Omar Souleiman, annonçait que « le raïs Hosni Moubarak renonçait à ses fonctions de président et confiait les affaires du pays au Conseil suprême des forces armées ». Une brève déclaration d’une trentaine de secondes, à la fois solennelle et visiblement assez improvisée (avec en particulier un appariteur en arrière-plan qui a longtemps stimulé l’imagination des réseaux sociaux).

Plus de deux ans plus tard, le 3 juillet 2013, le ministre de la Défense, Abdel-Fattah al-Sissi, renversait Mohamed Morsi, lequel l’avait pourtant nommé durant l’été 2012 à la tête dudit Conseil pour succéder au maréchal Tantawi. Le mercredi 24 juillet, le même Sissi s’adressait – en égyptien – aux « bons Egyptiens » (shurafâ’) pour leur demander de « descendre » (dans la rue) le prochain vendredi pour « lui donner mandat et ordre de faire face à la violence et au terrorisme ».

Cette déclaration (traduction officielle en anglais), prévue à l’avance, était destinée à être reprise dans les médias. On le constate dans la vidéo ci-dessous, diffusée par Cairocentric/Al-Kahera wal-Nas, une chaîne « spécial ramadan » (mais la vidéo est peut-être d’origine officielle : quelqu’un est au courant ?). Comme une sorte de revanche après la minable déclaration de février 2011, l’homme fort et providentiel rétablit l’honneur de l’armée de la nation dans ce qui ressemble beaucoup à la chronique officielle d’un coup d’Etat d’une prise de pouvoir annoncée.

En bonne rhétorique, la vidéo commence par un exorde : la date de la manifestation annoncée, avec en alternance les rues du Caire pleines de manifestants (souvent filmées du ciel, par des hélicos militaires ?). Crescendo musical, premières images de militaires qui marquent la fin de l’intro, ponctuée par un drapeau brandi par un manifestant (ça va vite, mais les Egyptiens l’ont certainement déjà vu aux infos : il s’agit du drapeau national, avec au crayon dessus la date du 30 juin, et une série d’opposition sur deux colonnes verticales : « nous », « eux », sur le mode « nous, on n’a pas peur ; eux, ils ont peur de nous ! »)…

Seconde 10 : la musique s’arrête brusquement, parade militaire, une nouvelle séquence commence, c’est le cœur du message. Gros plan sur la vedette du jour : Sissi imperator…. Lunettes noires sous l’énorme casquette, mouvements de menton au-dessus de la ribambelle de décorations, tribune militaire ornée d’oriflammes. Tout cela rappelle de mauvais scénarios passés mais peu importe car il s’agit, en rétablissant un montage ordonné sur des séquences d’images plus régulières, de montrer que l’O-R-D-R-E est revenu. On est dans le temps fort de la communication, le discours du 24 juillet, où la voix du militaire suprême est reprise par des sous-titres mentionnant l’essentiel du message : Tout ce que vous avez commandé, nous l’avons exécuté (retour sur la foule : Dégage, dégage, irhal ! [slogans du temps de Moubarak bien entendu]. Suite du discours : Il faut que tous les Egyptiens descendent dans la rue, etc. (Montage alterné : tête de Sissi et imposantes foules cairotes, applaudissements…). [A noter sur le mode subliminal, seconde 41, flash sur un drapeau national.] Descendre pourquoi ? Pour me donner mandat, et l’ordre, pour que j’affronte la violence et le terrorisme potentiels. [Insert de coupures de journaux.]

(55″) : nouvelle séquence (marquée par un léger changement de cadrage, l’homme aux lunettes noires est cette fois-ci légèrement de trois quart, la caméra a un peu reculé). Je ne vous demande rien, et je ne suis pas en droit de le faire mais je vous demande (sic!) de montrer au monde que la volonté est là… Si on a recours à la violence, au terrorisme, l’armée et la police seront mandatés pour faire le nécessaire afin de l’affronter. (Toute la séquence est au passif indéterminé, aussi bien pour les fautifs de la violence que pour la délégation de pouvoir… Mais l’enchaînement sur la foule massée dans la rue est là pour « expliquer » que le mandat est donné par le peuple dans la rue.)

(1’39) : retour au cadrage initial, serré de face sur le héros du jour. Dialogue entre le peuple et Sissi qui s’adresse directement à lui : Egyptiens ! Assumez votre responsabilité, avec moi, avec votre armée et avec la police. On est dans la péroraison, l’armée sera là pour assurer la sécurité, pas simplement au Caire ou à Alexandrie, mais dans tous les gouvernorats. Nouveau crescendo musical avec une sorte de jingle très télévisuel, séquences alternées qui font écho à l’intro et qui se termine (2’08) par la photo officielle de Sissi avec le slogan Descends, vendredi 26 juillet… de sorte que le monde soit témoin.

Incontestablement, les images peuvent inquiéter – au moins les partisans de Morsi ! – tant elles évoquent quelque chose entre le gauleiter et le golpista. Le clip a beau utiliser toutes sortes d’artifices de persuasion, notamment par un montage visant à créer un effet de dialogue entre l’homme seul à la tribune et le peuple de la rue, l’analyse rhétorique montre un autre réalité, celle d’une sorte de passage en force où le discours hésite à plusieurs reprises entre le je et le nous, tandis que les formes verbales actives et passives se mélangent, dans une anarchie syntaxique où la volonté du locuteur se superpose à la construction logique (ma traduction au plus près possible du «phrasé » original) :

«أقول للمصريين: نحن كنا تحت حسن ظنكم، وأنا أطلب منكم طلباً، وهو أن يوم الجمعة المقبل لا بد من نزول كل المصريين الشرفاء حتى يعطوني تفويضاً وأمراً بمواجهة العنف والارهاب، وحتى تذكر الدنيا أن لكم قراراً وإرادة، وأنّه لو تم اللجوء إلى العنف والارهاب فسيفوَّض الجيش والشرطة مواجهة هذا العنف والارهاب».

Je dis aux Egyptiens : nous étions à l’écoute de ce que vous souhaitiez. Je vous fais une demande, celle que vendredi, il faut que tous les bons Egyptiens descendent, pour me donner mandat et ordre [souligné par l'inflexion de la voix] de faire face à la violence et au terrorisme, pour que le monde ait conscience que vous avez une décision et une volonté et que si on a recours à la violence et au terrorisme, alors l’armée et la police seront mandatées pour faire face à cette violence et à ce terrorisme. »

Une rudesse toute martiale vis-à-vis des règles de la parole et du dialogue, qui n’a pas empêché les Egyptiens de donner massivement leur consentement à cette demande de tafwîdh (تفويض), le mot clé de cette annonce, à savoir, en arabe, la procuration, le mandat. Alors qu’elle est au fondement de toute démocratie, la question de la délégation du pouvoir, de l’autorité est en réalité soigneusement éludée dans les mots qu’utilise le chef des armées, au profit de ce terme, plus administratif ou juridique que politique.

Un mot forgé – il faut s’en souvenir – sur une racine à partir de laquelle la langue arabe propose d’autres termes, dont on peut penser qu’ils résonnent aussi dans la mémoire auditive des Egyptiens. F-W-DH (ف و ض), à la troisième forme (فاوض), c’est la négociation (mufâwadha), précisément ce qui est en train d’être rendu impossible, avec Morsi et ses partisans, défiés dans la rue par ce discours. Mais c’est aussi, nous rappelle le Lisân al-’arab, le plus célèbre des dictionnaires de l’arabe classique, al-fawdha (الفوضى), l’anarchie… Qawmun fawdha mukhtalitun wa qîla hum alladhîna lâ amîr la-hum, man yajma’u-hum (وقَوْمٌ فَوْضَى مُخْتَلِطُون وقيل هم الذين لا أَمير لهم ولا من يجمعهم) : ceux qui n’ont pas de prince, ni personne pour les réunir

Les Egyptiens se réjouiront-ils longtemps d’avoir apparemment (re)trouvé cet homme providentiel, capable de les rassembler ? En tout cas, Sissi, lui, se rêve déjà en président.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Gonzo 9879 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines