- La photo a bien été prise par un photographe ? nous lance l’employée de mairie en fronçant les sourcils devant les cinq messages en gras et en rouge qui s’affichent à l’écran lors de la lecture de la photo que nous venons de lui soumettre.
Prince et moi échangeons un regard perplexe.
Sur la fameuse photo 4,5 cm x 3,5 cm (tout au moins les dimensions sont-elles correctes) apparaît un être vivant. Même avec la meilleure volonté du monde, c’est tout ce que l’on peut en dire. A 74 heures de vie sur la photo en question, MiniPrincesse non seulement ne ressemble à rien, mais elle ne se ressemble en rien.
Ni le manque de ressemblance, ni la faible photogénie de notre fille n’émeuvent la préposée aux passeports. Ce qui la chiffonne, en revanche, c’est qu’on ne distingue pas les deux oreilles de MiniPrincesse – caractéristique apparemment essentielle pour reconnaître les terroristes potentiels en transit. Le fond n’est pas uniforme, et ô offense suprême, il est blanc ; j’ai bien pensé, dans la torpeur postnatale et baby-bluesesque, à dresser un lange encore immaculé sous ma progéniture pour faire illusion. Mais je n’ai pas réalisé que le lange s’arrêtait à la hauteur des yeux, tandis que le haut de la tête de MiniPrincesse reposait sur le drap de son berceau d’hôpital. Certes blanc immaculé lui aussi (nous sommes dans une clinique privée tout de même), mais pas du même blanc immaculé que le lange ; Prince et moi arguons donc de sa couleur grisâtre, alias "blanc cassé". Et en parlant d’yeux, ceux de MiniPrincesse sont très très très peu ouverts – enfin, quasi fermés, quoi – les nouveaux-nés étant de roupiller la quasi-totalité du jour (notez, pas la nuit, en tout cas pas le nôtre), rendant par là-même quasi impossible la vérification du champ « couleur des yeux ». Pour la bouche fermée, la tête droite, et le fait de fixer l’objectif, on repassera.
Voyons le verre à moitié plein : pour ce qui est de l’expression neutre, en revanche, c’est gagné.
Comment ne pas prendre un bébé en photo pour son passeport
Je me retiens de rétorquer à la fonctionnaire que d’abord nous lui soumettons la photo sur laquelle MiniPrincesse ouvre le plus les yeux ET DE LOIN, et qu’en plus j’ai fait de mon mieux debout sur mon lit d’hôpital entre deux visites inopinées. A la place, j’inspire un grand coup et mens avec aplomb :
- Oui, oui, la photo a bien été prise par un photographe.
Je ne pousse pas le vice jusqu’à demander pourquoi elle ose nous poser la question.
L’employée de mairie lève un instant les yeux de son écran en gras et en rouge. Ce n’est sans doute pas tous les jours que le commun des mortels ment à un employé de la fonction publique. L’espace d’un instant, je me demande même si je ne viens pas de commettre un crime. Enfin, un délit. Enfin, quelque chose de pas bien.
MiniPrincesse choisit opportunément son moment pour se réveiller (oui, l’enfant doit être présent lors de la demande de passeport, et ce même s’il fait 40 degrés dans le service d’état civil et que l’enfant ne sait pas encore tenir sa tête), ouvrant ainsi les yeux pour prouver à l’Etat la dame qu’elle a bien les yeux bleus et qu’il ne s’agit pas d’une invention de ses parents. L’instant d’après, avec tout autant de sens du timing, elle se met à hurler. L’employée de mairie esquisse une moue, nous observe longuement, et appuie ensuite plusieurs fois avec obstination sur la touche ENTREE de son clavier.
Je mets quelques instants à comprendre qu’elle vient de forcer l’Etat le système informatique à accepter notre photo clairement défaillante.
Quelques minutes s’écoulent dans un silence respectueux (de notre part) et maussade (de sa part).
Puis, enfin :
- Le passeport de votre fille sera prêt d’ici une huitaine de jours.
Ouf. Pile pour la fin du congé paternité de Prince. Vive l’Etat civil. Vive la République. Vive la France.
« Enfin… », reprend-elle, « … si votre photo est acceptée par la préfecture. »
A bien y réfléchir, je me demande comment il se fait qu’on ne se soit fait retoquer que sur cinq points.