Un libéral croit et agit au nom de la liberté. Encore faut-il se mettre d’accord sur le concept même de liberté.
Par Philippe Bouchat.
Je voudrais par ces quelques lignes rebondir sur l’article intéressant de Daniel Tourre. D’emblée, je m’empresse de le remercier d’avoir alimenté le débat par son propos. Mais, sur le fond, je pense que les mots ont un sens et que ce sens ne peut faire l'économie du contexte dans lequel il est inséré.Ainsi, un progressiste croit-il au progrès (désolé pour la lapalissade) : tel est le sens du mot progrès c'est-à-dire, étymologiquement, l'action d'avancer (du latin 'progressus'). Mais encore faut-il déterminer les critères de cet avancement et cela dépend de l'objectif avancé, de la destination que l'on s'est assignée. Ainsi, pour un homme de gauche, le progrès se déterminera en fonction de la société égalitaire (voire égalitariste) qu'il cherche à atteindre. Le mariage pour tous, l'avortement pour toutes, l'euthanasie pour tous, etc. constituent-ils pour lui des facteurs de progrès. À l'opposé pour celui qui promeut une société de liberté(s), fondée(s) sur un socle moral multiséculaire (cf. Hayek dans sa fameuse « route de la servitude »), ces facteurs constituent au contraire une régression et le progrès doit passer plutôt par une reculade sur ces points-là afin de renouer le fil du progrès civilisationnel entamé depuis la Grèce antique (à nouveau Hayek dans le même ouvrage). La notion de progrès se colore donc en fonction du contexte dans lequel elle est utilisée.
Le même raisonnement vaut mutatis mutandis pour le terme de conservateur, issu du verbe latin ‘conservare’ qui signifie observer avec soin, respecter. Un conservateur est donc une personne dont l’action est consacrée à respecter l’intégrité, à prendre un soin d’un objet, d’une relation, d’un droit, d’un patrimoine, etc., bref de tout ce qui a de la valeur pour elle. Un conservateur n’est donc pas opposé au changement – contrairement à ce que l’on pense à tort – mais plutôt au changement qui est susceptible de dénaturer l’objet de la conservation. Dans ce sens, un socialiste luttera pour conserver les acquis sociaux – fût-ce au détriment des personnes qui ne peuvent en profiter (beau progrès !) – comme un chef d’entreprise pourra lutter pour conserver les parts de marché durement acquises – fût-ce au détriment de la liberté des concurrents qui veulent entrer dans le marché – ou le ‘crony’ capitaliste pour conserver sa position monopolistique qui pervertit la notion même de capitalisme.
En un sens, tout le monde est progressiste lorsqu’il marche vers la destination qu’il s’est fixée et conservateur quand il entend garder intact tout ce qu’il a glané en cours de route. Pour nous qui sommes atteints de la peste cartésienne qui entend mettre des étiquettes sur tout afin de mieux nous classer dans des catégories hermétiques les unes aux autres, cela est donc une « mauvaise » nouvelle : il est impossible de classer chaque être humain dans une seule catégorie !
Et le libéral dans tout ça ?
Même raisonnement. Un libéral croit et agit au nom de la liberté. Encore faut-il se mettre d’accord sur le concept même de liberté. Pour certains, la liberté c’est faire ce que je veux. Je veux une société égalitaire, je suis un libéral de gauche. Je veux une société fondée sur le mérite d’individus libres et responsables, je suis plutôt libéral de droite. Je veux une société qui est un mixte d’égalité et de liberté, je suis un libéral centriste. Pour d’autres – dont je fais partie (voir mon article « La liberté oui. Faire ce que je veux non. ») – la liberté repose nécessairement sur un socle moral (religieux ou non) qui de facto limite l’action afin de l’empêcher d’être elle-même liberticide. Ici aussi le besoin pathologique d’étiqueter le produit n’est pas pertinent : la même personne pourra être qualifiée de libéral de gauche si elle milite p.ex. le matin pour le droit à l’habitation pour tous, de libéral de droite si elle milite l’après-midi pour la dérèglementation des marchés, ou encore de libéral « religieux » si elle milite le soir contre le mariage gay. Comme pour les progressistes et les conservateurs, impossible également de classer le libéral dans une seule catégorie !
En réalité, ce qui est en jeu n’est pas tant de savoir sous quelle étiquette on agit que d’adopter une attitude cohérente. Face à une personne telle que décrite ci-dessus, c’est nous qui sommes mal à l’aise, car nous avons ce besoin stupide et néfaste de classer nos semblables, néfaste car cela altère le regard que nous avons sur autrui, engendre des malentendus qui peuvent détruire une relation. Cela n’est digne ni d’un progressiste, ni d’un conservateur, ni d’un libéral… En revanche, si nous prenions le temps d’examiner la cohérence des différentes actions individuelles, que nous-mêmes prenions parfois le temps d’expliquer notre propre cohérence, tout le monde y gagnerait : l’individu qui serait rétabli dans sa vérité, la société en cohésion… et les girouettes qui seraient ainsi démasquées et ramenées à leur incohérence.
Ainsi, si je prends mon cas personnel (celui a priori que je connais le mieux), c’est le souci permanent d’expliquer que, selon mon humble avis, Christ est le meilleur éducateur de ma liberté et que donc être chrétien et libéral sont une seule et même chose, qui fonde ma cohérence et explique donc que je milite à la fois pour l’application des mesures de l’École autrichienne en économie – me faisant ainsi étiqueté parfois d’ultra-libéral – et contre le mariage pour tous et l’euthanasie – me faisant alors étiqueté d’ultra-conservateur dans ce cas. Ces deux étiquettes sont fausses et stériles. En revanche, lorsque mon interlocuteur a découvert et/ou compris ma cohérence, alors le dialogue et le débat deviennent possibles, passionnants et surtout utiles.
En conclusion, lorsqu’on a abandonnera Descartes et se consacrera à expliquer notre cohérence et à chercher celle d’autrui, nous aurons accompli un énorme… progrès !