“Ramadan karim” à la mode libanaise ! (Photo credit: Geoana Hobeiche)
A la sortie de l’hiver dernier, les professionnels égyptiens n’étaient guère optimistes alors qu’ils s’apprêtaient à se lancer dans la course finale pour les feuilletons du ramadan de l’année à venir. A l’image de la production cinématographique, le secteur télévisuel traversait une grave crise économique. Faute de liquidités, pas moins d’une douzaine de projets étaient repoussés à une échéance ultérieure (article en arabe, comme les références qui suivent). Quelques mois plus tard, alors que le mois sacré d’orgie télévisuelle approche de sa fin, les avis sont nettement plus optimistes : certes, il y a une réelle baisse de la quantité mais la qualité est au rendez-vous.
Dans le climat actuel fort propice au Morsi bashing, certains se sont empressés de lier cette bonne nouvelle à la mise à l’ombre du président élu il y a à peine plus d’un an. C’est aller un peu vite en besogne ! Même si l’on peut imaginer que l’état actuel de l’opinion a pu favoriser l’accueil fait par le public aux séries les plus critiques des Frères musulmans, il est évident que ces derniers conservent des partisans qui sont aussi consommateurs de feuilletons ! De plus, la production de ramadan aborde, comme chaque année du reste, toutes sortes de sujets. Il y en a vraiment pour tous les goûts et toutes les opinions politiques. Et surtout, la stratégie de programmation, le choix des scénarios, des acteurs, etc., se fait bien en amont, parfois un an ou même davantage avant la réalisation finale du produit. Impossible ou presque par conséquent d’anticiper, alors qu’il venait d’être élu, que Morsi « tomberait » juste avant le ramadan suivant ! Au mieux aura-t-il été possible, dans certains cas, d’opérer quelques coupes, de changer quelques minutes de montage, pour coller davantage à l’ambiance du moment…
En revanche, on peut raisonnablement défendre l’idée que les œuvres inspirées à un titre ou à un autre de l’actualité politique partagent la plupart du temps un même regard critique sur les conceptions culturelles des Frères musulmans. Parce qu’ils s’inspirent de la vie réelle – on ne compte plus les génériques avec un texte soulignant d’une manière ou d’une autre la proximité du récit avec la réalité – et sans doute plus encore parce qu’il leur faut bien inclure les scènes plus ou moins « osées » qu’attend impatiemment le public, les milieux professionnels du feuilleton se voyaient assez mal obéir aux recommandations des pères-la-vertu désireux de « nettoyer » ou encore d’« assainir » le petit écran (surtout pendant ramadan). Craignant une censure capable de leur imposer un art « vertueux », « propre » ou encore « bien intentionné » (akhlâqi, nadhîf, hâdif), ces professionnels n’ont pas manqué d’imaginer des scénarios où les pères-la-pudeur et autres défenseurs officiels de la vertu n’avaient pas toujours le beau rôle. Néanmoins, ils l’ont fait à un moment où personne n’imaginait encore qu’une pétition en ligne et une manif monstre aboutiraient, fin juin, au renversement du président légalement élu… Et comme ce ne sont pas des cinéastes engagés mais des gens qui gagnent leur vie en produisant des soap opera pour les chaînes télévisées, on peut imaginer qu’ils ont tout de même veillé à ne pas prendre sérieusement le risque de voir leurs investissements partir en fumée à la suite d’une interdiction en justice ou d’une sanction administrative…
En réalité, la qualité de l’actuelle saison de ramadan, et son succès auprès du public, ont bien quelque chose à voir avec la politique, mais surtout à cause des sujets traités. Bien plus qu’au temps de l’ancien dictateur (comprendre Hosni Moubarak bien entendu…), et même bien davantage que lors des deux saisons qui ont suivi la révolution de janvier 2011, les séries de ramadan se sont fait l’écho des événements qui ont marqué l’histoire du pays durant les dernières décennies. La bonne recette, cette année, le triangle magique du succès, c’était manifestement d’associer la révolution, les aléas de la vie politique et la religion (on y reviendra la semaine prochaine). Plus ou moins réussis, les exemples de ce type ne manquent pas : ‘Ala kaff afrit (A la merci du diable) et les déboires de l’ancienne bourgeoisie maffieuse, Taht al-ard (Sous terre) et les manipulations des services de sécurité, Ism mu’aqqat (Nom provisoire) et le trucage des élections, Nadhariyyat al-jawwâfa (La théorie de la goyave) et les errements du nouveau pouvoir, Al-Rakin (L’homme calme), un feuilleton inspiré de la vie de Jika, un des martyrs les plus célèbres de la révolution, Al-’Arraf (Le diseur de bonne aventure), avec Adel Imam en escroc réussissant à échapper à la prison grâce à la révolution (un récit inspiré, selon certains, par la trajectoire personnelle du président déchu, Mohammed Morsi, ce qui paraît tout de même quelque peu exagéré)… Manifestement, le succès, relativement inattendu d’un feuilleton dont le tournage avait pris du retard, Dhât (Les années de Zeth, inspiré d’un des romans les plus marquants de Sonallah Ibrahim, voir ce billet), tient aux mêmes raisons : bien entendu, le récit s’intéresse aux décennies qui ont précédé la chute de Moubarak en 2011 mais c’est le côté « chronique sociopolitique » qui lui a permis de retenir l’attention d’une partie du public.
Beaucoup d’audace, cette année, dans les sujets des séries de ramadan, et dans la manière de les traiter. A tel point – et c’est une première en ce mois béni – qu’une d’entre elles, Mawjat hâra (Vague de chaleur), pourtant diffusée sur la très prude MBC saoudienne, a été déconseillée aux moins de 18 ans ! La censure a considéré que cette histoire, due à la plume d’Anouar Okasha, « le Mahhfouz de la télé » (voir ce billet), était trop « chaude » pour le jeune public, en raison notamment d’allusions transparentes à des relations homosexuelles entre femmes. Mais là encore, la politique n’est pas très loin puisqu’un des personnages centraux est fonctionnaire aux service de la censure, emploi qui l’entraîne, naturellement, à être mêlé à toutes sortes de déviances parmi lesquelles figure le viol, bien réel, d’un citoyen par un officier de police (une affaire annonciatrice des futurs soulèvements, dénoncée, au tout début du journalisme citoyen en ligne par Waël Abbas : voir ce billet de l’année 2006 !). Si l’on se souvient que « Vague de chaleur », comme beaucoup d’autres feuilletons d’ailleurs (Mazâj al-khayr [Bonne ambiance] et ses inévitables scènes de torride danse orientale par exemple), était menacé par une vague… de plaintes, on constate que la chute des Frères musulmans a, incontestablement, permis un relâchement de la censure, à la fois politique et morale.
Les événements des dernières semaines y sont donc pour quelque chose mais on est bien obligé de constater également que le battage organisé par nombre de médias locaux et internationaux à propos du danger d’une « frérisation de la culture » (voir ce billet) avait quelque chose d’exagéré ; le tournage de ces séries télévisées a commencé il y a des mois de cela et aucun professionnel du secteur n’aurait été assez fou pour se lancer dans une aventure trop risquée. Il faut donc croire que la menace n’était pas aussi terrible qu’on a bien voulu le dire ou le faire croire !… En fait, une bonne polémique, réelle ou un peu fabriquée, est depuis toujours la meilleure promotion possible pour aider une série télévisée à sortir du lot durant cette période de concurrence acharnée (voir notamment ce billet). Dans l’immédiat, et même si la tâche était plus aisée cette année au regard de la faiblesse de la concurrence (la saison syrienne est assez médiocre, et la production du Golfe toujours aussi provinciale), l’Egypte, par ailleurs terre d’accueil – en tout cas pour l’instant – d’un certain nombre d’acteurs et de professionnels, en particulier syriens, que les circonstances ont chassé de chez eux , s’est replacée au centre de cet univers à fort prestige culturel qu’est le monde du feuilleton télévisé arabe.