A en croire le Monde, le match est clairement lancé. C'est un combat au coeur du gouvernement. C'est aussi un couac, presque un désastre.
Qu'un ministre de l'intérieur désavoue la réforme de sa collègue de la Justice s'est déjà vu. Le problème est autre: Manuel Valls singe Nicolas Sarkozy jusque dans ces travers les plus cocasses et désastreux.
Manuel Valls a une feuille de route, anime la politique de sécurité et de gestion des flux migratoires. A gauche, certains voient cela plutôt comme du sale boulot. Le premier objectif, répété à l'excès dans ces colonnes et ailleurs, est connu: désamorcer l'instrumentalisation politique récurrente que la droite, en particulier sarkozyste, a fait de ces deux sujets depuis plus d'une décennie.
Christiane Taubira a une autre feuille de route: porter une voix aussi forte que celle de son collègue sur le sujet judiciaire: la Justice, c'est autre chose que la désignation permanente de bouc-émissaire, la boulimie législative, et, surtout, la répression tous azimuts.
De fait, la droite et même l'extrême droite ont été évacués du terrain, sortis de jeu avec une rapidité surprenante. Quand l'UMP s'indigne de la libération de trois condamnés à des peines légères par un parquet faute de places en prison, on exhume en boomerang la bourde administrative d'origine, commise quand elle était au pouvoir. La droite est inaudible. Et pour cause ! Manuel Valls n'a pas marqué de différence de pratiques, hormis le discours; et Christiane Taubira n'a pas, pour l'instant, abrogé quelques-unes des plus des détestables lois sarkozystes d'antan (jurés populaires, peines planchers, rétention de sûreté, etc).
C'est là tout l'enjeu du "combat" qui semble se jouer.
La polémique...
Au coeur de l'été, le ministre de l'intérieur a donc écrit à François Hollande pour lui faire part de son désaccord sur "l'avant-projet de loi pénale" que la Garde des Sceaux va présenter et défendre à la rentrée.
1. Le premier désaccord est formel: (1) Les délais d'échange seraient trop courts entre les deux ministères ("Mon cabinet a été destinataire d'un avant-projet de loi pénale vendredi 12 juillet. Quatre réunions interministérielles ont été organisées, entre le vendredi 19 juillet et jeudi 25 juillet, pour une saisine du conseil d'Etat début août.") et, (2) la conférence de consensus organisée par la Garde des Sceaux au printemps n'aurait pas été exhaustive dans ses auditions ("ce projet de loi repose sur un socle de légitimité fragile, la conférence de consensus. Pour riche et plurielle qu'elle soit, la somme de connaissances accumulées ne reflète pas tous les courants de pensée et de recherche.") Critiquer la méthode est un vieil artifice de négociation interne, une bêtise qui ne mérite pas grand commentaire.
Si le ministre trouvait la Conférence insuffisante, il n'avait qu'à le signaler plus tôt. Le rapport date... du 20 février ! Cette conférence établissait clairement sa principale conclusion: "la sanction pénale doit, pour garantir efficacement la sécurité de tous, viser en priorité l’insertion ou la réinsertion des personnes qui ont commis une infraction. Il estime qu’il dispose d’éléments fiables pour remettre en cause l’efficacité de la peine de prison en termes de prévention de la récidive." Si le ministre trouve que le temps est trop court pour implémenter une réforme attendue depuis l'élection de François Hollande, il y a de quoi s'inquiéter. Sur les "courants de pensée et de recherche" manquants, à qui le ministre fait-il allusion ? On devine...
2. S'il reconnait (évidemment), la surpopulation carcérale, Manuel Valls récuse qu'il faille désengorger les prisons. Il défend au contraire qu'il manque des places de prisons vu la taille du pays. Il nous compare à l'Espagne ou au Royaume Uni: "nous ne pouvons totalement ignorer la question du dimensionnement du parc immobilier pénitentiaire(...)".
3. Manuel Valls diverge sur l'approche générale - une loi pour changer les pratiques ("je ne partage pas l'affirmation selon laquelle "les évolutions législatives constituent le socle de la réforme"). Il préfère au contraire une "transformation profonde des structures porteuses de ce changement", c'est-à-dire des parquets, "qui déterminent le volume et la nature de la production judiciaire, et de la direction de l'administration pénitentiaire, qui doit valoriser dans son organisation même le "milieu ouvert".
4. Manuel Valls critique enfin que le projet de loi laisse au juge le soin d'individualiser le traitement des cas de récidive. Il préfèrerait que la loi traite "plus finement des récidivistes, qui obligent, pour certains, à une exigence accrue de prévisibilité et de fermeté de la loi pénale." Et de citer un "sondage" réalisé par l'ONDPR qui permettrait de distinguer quelques catégories quasi-génériques de rédicivistes et, a minima, de définir un cadre spécifique pour les plus sérieux, ces "multi-réitérants et inscrits dans des parcours délinquants, certes de plus ou moins grande gravité, mais en tout cas durablement."
Il avance des contre-propositions, non publiées.
5. Manuel Valls a cependant raison sur un point: il y a grand danger à faire de la loi pénale "un vecteur de communication politique, au risque de provoquer un débat passionné et irrationnel." Il est certain que droite et extrême droite n'attendent que cela, la réforme Taubira, pour poursuivre leur indécent et ignoble procès en compétence.
6. Non sans rire, Manuel Valls pense avoir conduit les "réformes de structure" qu'il convient dans son propre ministère. Il cite, rapidement et en fin de courrier: "abandon de la "politique du chiffre" pour mieux appréhender les parcours et les profils délinquants, remise à plat de l'appareil statistique pour construire un diagnostic fiable de la délinquance, refondation des indicateurs pour intégrer une autre conception de l'efficacité de la politique de sécurité, réforme de l'information générale et du renseignement pour "drainer" plus efficacement l'information des territoires, recentrage de la police judiciaire dans les quartiers, etc."
Et si Valls était si fragile ?
Le Monde, dans son édition datée du 14 août, publie donc le courrier du ministre au président. A lire le courrier, nul pression ni insultes. Pas un mot de trop. Valls est poli. Il n'évoque que des "désaccords mis en lumière par le travail interministériel ". Il écrit même combien il "réaffirme (son) engagement total aux côtés de la Garde des Sceaux." Le Monde fait fort avec un titre qui claque: "Manuel Valls saborde la réforme pénale de Christiane Taubira."
Mais on ne peut que s'interroger sur la méthode: le courrier date du 25 juillet, il est publié le 13 août, plus de deux semaines plus tard. Depuis, Taubira et Valls se sont vus, y compris en présence de Jean-Marc Ayrault. On comprend l'étonnement de la Garde des Sceaux ait été surprise que le ministre de l'intérieur soit resté silencieux à son égard.
Manuel Valls, via son entourage, se défend être à l'origine de cette fuite à la presse. Fait exceptionnel, le Monde trahit à demi-mots le secret de ses sources: "Le ministre de l'intérieur se dit "furieux" de la fuite de son courrier au Monde. Ce n'est pas certain : il entendait prendre date."
Prendre date ?
Quelques commentateurs ajoutent que Christiane Taubira serait "isolée". Pour preuve, son texte a pris du retard. La Garde des Sceaux avait organisé une concertation l'hiver dernier, une "Conférence de consensus sur la récidive", qui s'est conclue par un rapport le 20 février. Certains croient savoir que ni Hollande ni Ayrault ne veulent ouvrir ce front parlementaire avant les élections municipales de mars 2014. Ensuite , Manuel Valls reste le ministre le plus populaire, et l'un des hommes politiques les plus populaires. C'est assez facile pour lui. Il satisfait les sympathisants de droite, voire d'extrême droite. Et une fraction de la gauche.
Pourtant, ce courrier est la preuve d'une fragilité politique de Manuel Valls au sein du dispositif hollandais: Valls couine auprès de Hollande; il joue à Sarkozy jusqu'à singer sa "rupture"; la démarche est curieuse. Valls "prend date". Surtout, il prend peur. Qu'un tel courrier fuite avec retard est aussi un indice de cette fragilité. Il fait mine de prendre "l'opinion" à témoin. Mais quelle opinion ? Nicolas Sarkozy avait construit son ADN politique au coeur de la droite sécuritaire. Manuel Valls singe la pratique, oubliant que "son" électorat d'hier ou de demain était d'abord... à gauche. Quel aveuglement...
La dispute a lieu entre initiés: le texte de la réforme pénale n'a pas été déposé à l'Assemblée nationale. Il doit passer en Conseil d'Etat. On ne connaît que quelques grands axes. Mais cela n'empêche pas la gauche comme la droite, les éditocrates comme les journalistes, de multiplier depuis mardi après-midi les commentaires sur une loi qu'ils n'ont pas lue.
On avait l'habitude.
Matignon "minimise".
Reste à Hollande de trancher.
Lire aussi:
- La lettre de Valls à Hollande (publiée par le Monde le 13 août).
- Le site de la Conférence de Consensus sur la prévention de la récidive (février 2013)
- Le piège Valls (Sarkofrance, août 2013)
- ... et un autre plus obsolète encore: "pourquoi Valls est indispensable à Hollande" (Sarkofrance, août 2012)
- Quand Manuel Valls déclenche des outrances (Coulisses de Sarkofrance, juillet 2013)
- Valls Therapy (Sarkofrance, septembre 2012)
- La rafle de trop (Sarkofrance, juin 2013)