Qui pourra un jour départager ce qu'il y a en chaque homme d'inné et d'acquis?
En chacun, des traces ont été laissées par ses prédécesseurs. Elles sont souvent plus anciennes qu'on ne l'imagine.
Les survivants d'innombrables générations bénéficient d'une insigne faculté d'adaptation, qui ne se dément pas dans le présent,
au risque, autrement, de la disparition.
Bref la dualité, sinon la multiplicité est en l'homme, génératrice de conflits internes.
Marie Gaulis est au moins duale, de par la géographie:
"Je me tiens dans une position précaire d'équilibre entre deux hémisphères, entre deux ou trois langues, entre deux saisons instables, à ma façon dillettante et pas tragique, une exilée."
Au lieu de ne rechercher que ses origines historiques, elle remonte plus haut dans le temps, quand la rêverie ne peut que suppléer à la connaissance, pour une très large part:
"Ce qui reste du paysage primordial, de sa sauvagerie, ce qui demeure de notre humanité néolithique d'avant les catastrophes de l'âge de fer, tout cela je le recherche, sans organisation, ni plan. A la faveur de rencontres et du hasard, le meilleur guide, je retrouve des traces minuscules, monumentales, fragiles, imaginaires."
Ayant vécu en Australie et y vivant toujours une partie de l'année, rien de ce qui est aborigène ne lui est étranger. Ces Naturels sont les derniers témoins d'un monde perdu, comme le paradis, mais sans avoir été idyllique pour autant.
L'auteur va même, au début de son livre qui rend compte de ses rêveries de promeneuse solitaire, mettre ses pas dans ceux de Jean-Jacques Rousseau, à Môtiers, où le philosophe a passé quelques années. Il y a en effet là le Musée d'art aborigène...
Dans ce musée Marie Gaulis regarde des oeuvres de cette peinture aborigène qu'elle a découverte dans les musées australiens:
"Les peintres aborigènes ne représentent pas le monde afin de le conquérir, mais ils le chantent et le peignent pour le recréer."
Ces peintres rêvent... comme Marie Gaulis, qui, après ce détour dans le Val de Travers, sous l'ombre tutélaire de Rousseau, nous emmène nous promener avec elle en Australie, pour nous faire participer à sa quête.
Là-bas il n'est question que de s'égarer dans la forêt primordiale, que de guetter le signe d'un paysage originel, que de marcher "avec l'illusion d'être seule au monde, avec pour unique compagnon mon corps traversé d'intuitions, lourd de désirs et allégé par le rythme de la respiration".
Mais elle ne se berce pas pour autant d'illusions, si celles-ci la bercent:
"Je ne peux qu'accepter le mélange hybride et fantasque du monde où je vis, sans me complaire dans la nostalgie d'un état parfait, qui n'a d'ailleurs jamais existé mais dont la perfection idéale réside dans ce moment inconnu, indicible, d'avant la connaissance, l'observation, l'expérience et la catastrophe - c'est-à-dire au sens propre, le retournement irréversible du temps et de l'histoire."
Toujours la dualité...
Marie Gaulis n'est peut-être pas nostalgique, mais elle "rêve d'une existence pure, d'un vivant absolu, actif, qui n'aurait été touché par aucune intervention extérieure ni expérience, ni observation", en somme le mode de vie "irrémédiablement détruit" des Naturels, avec leurs codes rigides "intolérables pour notre individualisme moderne".
Si elle pouvait, que ferait-elle pour transformer son rêve en réalité? Dans son appartement assombri, "[se] déshabiller pour laisser couler sur [elle] l'eau froide de la réalité", "rester nue" ne lui suffirait pas:
"Si je pouvais me débarrasser d'une couche supplémentaire, abandonner ma vieille peau et renaître rose et luisante comme un jeune serpent, peut-être retrouverais-je alors la fraîcheur primordiale des forêts d'où nous sommes sortis, que nous avons reniées et où je voudrais retourner me glisser et me perdre."
Comme cet abandon de peau est impossible et qu'elle n'a pas le choix, elle se résigne à "vivre dans un monde hybride et imparfait".
Cependant, tout lui est prétexte à laisser libre cours à ses rêveries sauvages.
C'est ainsi qu'à la fin du livre, Marie Gaulis nous raconte, à la troisième personne, l'amour d'une chasseresse, femme du sable australien, dont la cible est un universitaire, homme de la neige balkanique, qui fait un long périple pour se rendre à la ville où il dispense cours et conférences:
"Ce n'est pas cet homme de lumières qu'elle poursuit; elle lui préfère l'animal à la douce fourrure fauve et grise, marchant vite et souplement dans la neige."
Où qu'elle se trouve, fût-ce aux Antipodes, elle sait "que le silence attend, replié sur lui-même comme un serpent dans son long sommeil hivernal, et que subsistent la solitude des bois et la trace des animaux sur la neige et la pulsation primitive du sang dans notre corps millénaire".
Même si le lecteur n'a pas l'aversion de l'auteur pour les lumières, il ne peut que se laisser séduire par sa dilection pour la sauvagerie, que son style onirique rend inoffensive, voire attirante.
Francis Richard
Le rêve des Naturels, Marie Gaulis, 160 pages, Zoé
Marie Gaulis est l'invitée d'une rencontre littéraire Tulalu !?, le 14 octobre 2013, à 20 heures, au Lausanne-Moudon, place du Tunnel à Lausanne.