Publié en 1922, Silbermann est un roman de Jacques de Lacretelle, qui lui valut le prix Femina cette année là. L’histoire est celle de la rencontre d’un adolescent scolarisé dans un grand lycée du 16e arrondissement de Paris, qui fait la rencontre d’un jeune juif, David Silbermann, particulièrement doué pour les lettres, et féru de littérature française. Spectateur du violent antisémitisme des autres élèves de sa classe, et particulièrement à l’encontre de Silbermann, le narrateur prend d’abord le parti de son camarade. Mais l’amitié naissante va bientôt s’éteindre, en raison d’événements que je vous laisse découvrir à la lecture de ce court ouvrage d’une centaine de pages.
Le récit, l’amitié entre ces deux adolescents, est probablement autobiographique. L’histoire se déroule sous fond de séparation de l’église et de l’état, peu après le choc de l’affaire Dreyfus. L’antisémitisme de la salle de classe est palpable, au fil des pages. On se demande comment deux siècles après Voltaire, on était encore capable de telles attitudes dans la France du XXe siècle naissant…
Il y a plusieurs lectures de ce livre, certaines plus dérangeantes que d’autres. La plus simple, celle d’un amoureux des lettres françaises: Silbermann abonde en références à Hugo, Chateaubriand, … Le jeune juif victime de la haine des autres élèves s’est épris de la langue française, et lorsque Silbermann demande pourquoi il ne saurait pas aussi bien saisir la finesse des grands classiques, on se met à penser à la célèbre tirade de Shylock.
Le second niveau de lecture, c’est un éloge du peuple juif, de sa grandeur, de sa force, de sa capacité à s’adapter, par nécessité. De la capacité de travail de ses membres, de leur acharnement, de leur finesse intellectuelle, et même, l’auteur insiste dessus, de leur « intelligence ». C’est ce qui scelle l’amitié entre les deux jeunes gens, cette capacité de sortir de la masse par l’effort intellectuel. Le lecteur juif pourrait en être flatté.
Le troisième niveau de lecture glisse vers l’anxiété. Aussi épris qu’il soit de la culture française, le jeune juif ne peut s’adapter, il doit de nouveau chercher refuge ailleurs, ici en Amérique. Son talent, il ne peut l’exercer dans les études, ni dans les lettres, il doit l’exercer dans le commerce, et il excellera, bien sûr, en celui-ci. On rejoint ici l’idée que nulle part ailleurs qu’en Israel, un juif ne peut se sentir en tranquillité. Ecrit plus de vingt ans avant la création de l’état hébreu, Silbermann porte les germes du discours sioniste.
On atteint alors le quatrième niveau de lecture, celui qui me dérange le plus. Malgré ses éloges du peuple juif, Silbermann abonde de clichés sur le peuple élu, qu’on retrouve plus souvent du côté des antisémites. La fin du livre est caractéristique: Silbermann abandonnera la France, partira pour l’Amérique pour devenir négociant et c’est mieux ainsi, pourrait-on dire. Comme si les juifs n’avaient pas contribué aux lettres, aux sciences et aux arts dès le milieu du XIXe siècle, dès qu’ils eurent accès aux savoirs profanes? Ecrit en 1922, Silbermann me parait plus la chronique d’une tragédie annoncée, qu’un éloge des juifs d’Europe.
C’est pour cela qu’il faut le lire.