La paix du travail désigne, en Suisse, un ensemble d'accords bipartites de prévention des conflits sociaux conclus depuis 1937 obligeant tous les syndicats signataires à renoncer à la grève en cas de conflit, et interdisant en contrepartie aux patrons de pratiquer le lock-out des entreprises.
Par Francis Richard.
La Suisse – et j'aime ça – ne fait pas tout comme les autres, au grand dam de certains qui voudraient qu'elle se cantonne dans l'uniformité, dont on sait depuis Antoine Houdar de La Motte, qu'un jour elle a tout simplement donné naissance à l'ennui.
Il y a 75 ans, alors que la France, exemple pris au hasard, était un pays où toutes négociations entre patronat et syndicats commençaient par des grèves organisées par ces derniers, la Suisse se singularisait en instaurant la Paix du travail. C'est-à-dire l'engagement par les partenaires sociaux de renoncer à l'utilisation de la grève ou du lock-out pour résoudre leurs différends, ou, du moins, de les considérer comme d'ultimes recours.
Le 30 octobre 2012, un grand colloque réunissait des représentants des milieux patronaux et des milieux syndicaux pour célébrer cet anniversaire. Ce qui est proprement inimaginable dans un pays comme la France actuelle, exemple toujours pris au hasard, où la lutte des classes est l'objet de fantasmes d'un autre âge. Un livre, qui rassemble les interventions faites lors de ce grand colloque, vient de paraître. Les intervenants y sont des syndicalistes, des représentants du patronat, des universitaires, des politiques.
Dans son introduction, Olivier Meuwly, historien, chargé de cours à l'Université de Genève, sous la direction duquel ce livre a été édité, explique le regroupement en trois parties des 18 interventions faites ce jour-là : "La première partie pose clairement les questions qui balisent la thématique qui nous occupe, en cisèlent les contours et en définissent les avantages fondamentaux, mais aussi les questions qui fâchent. La deuxième partie offre un regard plus théorique sur la Paix du travail, dans une perspective historique mais aussi économique : quels sont ses effets sur l'économie suisse ? Comment doit-elle être comprise dans un univers économique en mutation. La troisième partie, enfin s'attaque aux questions les plus brûlantes qui interpellent le partenariat social en ce début du XXIe siècle."
Plutôt que de faire une revue de détail des différentes interventions, il semble préférable de relever quelques traits saillants.
Personne ne s'étonnera que Renzo Ambrosetti, co-président du syndicat Unia, se plaigne qu'en Suisse les "dispositions de protection collective demeurent lacunaires, en matière de protection contre les lienciements, de réglementation du temps de travail ou encore d'obligation de négociation de plans sociaux. Alors que seuls 50 pour cent des salariés se trouvent actuellement sous régime conventionnel..." Comme si les conventions collectives de travail, CCT, étaient la panacée...
Le directeur général du Centre Patronal, Christophe Reymond, en dit beaucoup de bien : "Le principe des conventions collectives part de l'idée qu'un employeur accordera plus facilement à son personnel des améliorations de condition de travail dans la mesure où ses concurrents directs en octroient des semblables"... Comme si les conditions de travail ne pouvaient pas être un élément de négociation individuelle sur des marchés du travail où la concurrence à l'embauche est vive entre employeurs... Christophe Reymond n'exclut d'ailleurs pas le recours à l’État : "L’État est parfois appelé à intervenir, mais seulement à la demande des parties en cause, pour décider qu'une convention collective aura force obligatoire générale, afin que les dissidents ne profitent pas indûment d'un avantage économique qui fausse la concurrence et finirait par ruiner l'édifice."
Avec de telles déclarations collectivistes, il n'est pas étonnant que les milieux syndicaux ne trouvent rien à redire aux milieux patronaux avec lesquels ils négocient... Ne sont-ils pas intéressés les uns comme les autres à justifier, donc à pérenniser, leur existence ? Ne sont acceptables moralement que les accords privés librement négociés entre les parties, fussent-elles collectives ces parties. Aussi n'y a-t-il aucune raison de les généraliser, donc de les imposer aux parties qui ne sont pas signataires...
Des analyses ont été menées par Yves Flückiger, vice-recteur de l'Université de Fribourg, à partir de l'Enquête suisse sur la structure des salaires. Les résultats ne sont pas ceux auxquels il s'attendait : "Il apparaît [...] que la couverture par une CCT est paradoxalement synonyme de salaires plus faibles pour les personnes qui en bénéficient."... À quoi servent-elles alors ? Il ressort de cette étude : "Qu'en Suisse les partenaires sociaux négocient l'ensemble des conditions de travail et prennent garde de ne pas voir se développer une frange de la population salariée qui pourrait devenir dépendante de l'aide sociale compte tenu de sa rémunération."
Les CCT ne satisfont d'ailleurs pas toujours les syndicats. Sabine von der Weid, secrétaire permanente de l'UAPG, Union des Associations patronales genevoises, s'étonne : "Il est [...] surprenant de constater que les syndicats en appellent de plus en plus à l'intervention de l’État. Car les exemples se multiplient. On le voit au niveau fédéral, pour des thèmes tels que le salaire minimum ou les six semaines de vacances, ou dans le cadre des mesures d'accompagnement. On le voit au niveau cantonal, ainsi à Genève, dans le cas de la lutte contre le travail au noir et le dumping salarial. Serait-ce là un aveu de faiblesse de leur part ? Une volonté de changer d'orientation ? Ou plus simplement une réaction ponctuelle à une situation inhabituelle ?"
Dans les milieux patronaux, ce qui n'est pas une surprise, on aime la libre économie un poco, ma non troppo. À cet égard l'intervention de Pierre-Michel Vidoudez, secrétaire général de la FVE, Fédération vaudoise des entrepreneurs, est emblématique et caricaturale (involontairement ?) :
En conclusion, nous vous proposons de considérer trois options : la main invisible, la cravache étatique et le renouveau de la guilde.
Par main invisible, chère à Adam Smith, il faut entendre l'autorégulation du marché : seuls les plus adaptés survivront au chaos. Cela signifie aussi démanteler les institutions sociales paritaires, renoncer à la formation professionnelle et accepter que le travail soit effectué par des gens de passage non ancrés dans l'économie locale.
La cravache étatique, c'est le durcissement des lois, le renforcement des contrôles administratifs et la répression par l’État, ce qui n'est guère profitable au commerce en général. De plus, cela génère un surplus administratif coûteux tant pour l'entreprise que pour l’État.
Enfin, et c'est peut-être cette voie que les partenaires sociaux doivent soutenir et remettre au goût du jour : le concept de la guilde, soit une association de commerçants ou d'artisans groupés sur une base volontaire pour la défense de leurs intérêts, pratiquant une activité commune et dotée de règles précises en dehors du contrôle de l’État.
N'est-ce pas un magnifique plaidoyer pro domo, au prix d'inexactitudes "minimes" sur le libéralisme ?
On se réjouit toutefois qu'il y ait en Suisse aussi peu de grèves...
— Olivier Meuwly (dir.), 75 ans de la paix du travail, Slatkine, juin 2013, 154 pages.