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Bien, il va donc y avoir "quelque chose". A la suite de la réunion samedi soir du Conseil de Sécurité non des Nations Unies, mais National (américain), Obama a donc décidé qu'il fallait faire quelque chose. Depuis, les grandes orgues de la communication de guerre sont déchainées. Agaçant si on ne voit pas qu'il s'agit là de soldats, plus ou moins lucides, montant au front pour "gagner la bataille de l'opinion", l'autre champ de bataille de cette guerre multidimensionnelle. Au passage, je confesse donc m'être trompé dans une de mes assertions du billet de mercredi (il est dur de faire des pronostics le soir même de l'événement : pour le reste, je conserve). Je disais donc : " la mission de l'ONU devrait aller voir, constater qu'il y a eu bombardement, se déclarer incapable de dire qui a tiré. Çà prendra du temps, suffisamment pour que l'émotion retombe. Dans la configuration actuelle, il n'y aura donc pas d'intervention occidentale." Corrigeons donc : "la mission de l'ONU va aller voir, l'émotion va peut-être retomber, et puisque la configuration a changé, il devrait y avoir une intervention occidentale". Essayons donc d'aller plus loin, et de comprendre les logiques à l’œuvre.
Rappelons tout d’abord de quoi il s’agit. Alors que vendredi, il y avait une certaine expectative, à la suite notamment du blocage du CSNU, on a assisté ce weekend à plusieurs évolutions :
- Tout d’abord, (probablement sous pression de Moscou), les inspecteurs de l’ONU présents à Damas ont été autorisés par la Syrie à aller enquêter sur les lieux de l’attaque de mercredi, dans la région de la Ghouta. Toutefois, la première démarche de ce lundi a été bloquée par des tirs de snipers non identifiés.
- Ensuite, on a assisté à un durcissement des positions de la part de Londres, Paris et Ankara, prônant une réponse « de force », au besoin en se passant de l’approbation du CSNU.
- Aux États-Unis, une réunion du Conseil de sécurité nationale a examiné les choses, et un dispositif naval en Méditerranée orientale a été renforcé. Toutefois, les déclarations de Washington sont bien moins va-t-en guerre que celles de l’autre côté de l’Atlantique.
- Damas et Téhéran ont averti Washington des risques qu’elle prenait si elle choisissait l’option militaire, tandis que Moscou et Pékin appellent à la retenue.
- Berlin a annoncé un "soutien sans participation" selon une formule que les lecteurs français apprécieront en se souvenant de 1983.
Il faut d’abord se méfier des postures : elles participent à la guerre de l’information mais ne signifient pas forcément le premier degré de ce qu’elles affirment. Il s’agit d’aller comprendre ce qu’elles cachent.
Quelles sont les options ?
Au fond, du côté « occidental », deux démarches s’opposent : celles des « idéalistes », scandalisés par les massacres en Syrie mais aussi par cet épisode de guerre chimique (on nous a ressorti l'expression "armes de destruction massive" qu'on avait heureusement abandonnée ces derniers temps, comme si le chimique avait à voir avec le nucléaire !), qui clament qu’on ne peut pas rester, une fois de plus, « sans rien faire », ainsi qu’on le fait depuis deux ans : ce serait laisser les mains libres à B. Assad (cette position soutient que les attaques de mercredi sont le fait des autorités syriennes, ce que rien aujourd’hui ne permet d’établir, puisqu’on n’a pas encore d’enquête permettant 1 / d’établir les faits 2/ de déterminer les responsabilités). Ces idéalistes sont donc des faucons, clamant qu’il faut « faire quelque chose » et donc, choisir une option militaire.
En face, les réalistes sont prudents comme des serpents. Outre les difficultés légales, ils posent la question de l’objectif que l’on cherche à atteindre. Or, cet objectif doit d’abord être politique, le militaire ne venant que mettre en ouvre des moyens de coercition pour obtenir ce but politique. Or, le camp d’en face n’est pas homogène : ni ethniquement (les Kurdes se sont isolés à l’est du pays), ni politiquement (luttes très fortes entre laïcs, musulmans proches des frères musulmans, et jihadistes radicalisés renforcés de troupes extérieures). Bref, comme le rappelle E. Luttwak (opposé à l'intervention), de toute façon, quelque soit celui qui gagne, l'Amérique perd.
On peut certes imaginer une « division du pays » entre un réduit Kurde à l’est, un réduit fidèle au régime à l’ouest (Damas Homs côte méditerranéenne), et une méso-région « arabe sunnite » liant Alep à la vallée de l’Euphrate. Les Occidentaux soutiendraient une fédération arabo-kurde (sur le modèle de la fédération croato-musulmane en Bosnie) qu’il faudrait constituer et purger de ses éléments extrémistes, aujourd’hui parmi les plus combattifs et les moins contrôlables. C’est au fond l’absence de cette opposition à peu près structurée qui met les freins à tout interventionnisme visible des occidentaux. Ceux-ci encouragent la nouvelle direction de l’ASL sous patronage saoudien, en lieu et place d’un patronage qatari précédent ; de même, ils entraînent et organisent des troupes syriennes libres, un peu sur le modèle de ce qu’avaient fait les Américains avec les Croates au printemps 1995. Toutefois, en 1995, cela faisait trois ans que la guerre civile se déroulait, nous n'en sommes aujourd'hui qu'à deux en Syrie. Les réalistes sont donc prudents, et ne poussent pas à une intervention, trop précoce à leurs yeux.
Il faut pourtant « faire quelque chose ». Pour l’instant, on a surtout de l’agitation médiatique. Du côté des Occidentaux, la ligne américaine ne semble pas la même que celle de l’axe Londres Paris Ankara.
Les réticences américaines
Pour Washington, plusieurs facteurs entrent en jeu : la ligne Obama, depuis son accession à la présidence, a consisté à se retirer du Great Middle East, Irak d’abord, Afghanistan ensuite. Il fallait surtout regagner de la liberté de manœuvre, ce qui explique le « leadership from behind » adopté au moment de la Libye. La population américaine marque une « war fatigue » qu’on voit dans les sondages : 60 % sont opposés à une intervention en Syrie, seuls 9 % y sont favorables. Du côté des politiques, à part John Mc Cain, les leaders ne pressent généralement pas en faveur de l‘intervention.
Pourtant, derrière ce schéma général d’abstention, Obama est contraint par deux facteurs.
- D’une part, l’énoncé il y a dix huit mois de la « ligne rouge » que constituerait l’emploi d’armes chimiques. Celle-ci a été bafouée, et c’est le crédit américain qui est défié.
- D’autre part, le constat d’une sorte d’extension de la guerre. Celle-ci se présente certes comme une « guerre civile ». Toutefois, il s’agit aussi d’une « guerre par proxy », qui rappelle, à bien des égards, la guerre civile espagnole en 1936 avec des soutiens étrangers venant soutenir l’une ou l’autre des parties en présence. Hezbollah, Iraniens voire Russes d’un côté, jihadistes de tous pays de l’autre. Mais surtout, il y a risque d’un débordement sur les voisins : le Liban est soumis à nouveau à des attentats et des contre-attentats, au point que certains parlent d’une ambiance similaire à celle de 1973-1975. Le Golan au sud, la frontière turque au nord sont le lieu d’incidents réguliers et ambigus. Comme par hasard, le conflit israélo-palestinien s'échauffe avec un incident mortel dans un camp de réfugiés. Cela pourrait inciter Obama à un « show of force » pour inciter les acteurs à « ne pas aller trop loin ».
Toutefois, il faudrait assortir ce show of force d’autres conditions afin d’offrir une issue politique, comme par exemple un cessez-le-feu assorti d’une vraie conférence régionale, qui inclurait tous les acteurs, y compris l’Iran. De ce point de vue, l’hypothèse d’une frappe minimale de missiles de croisière (stratégie aérienne de ciblage maximal) pourrait constituer une option évitant au maximum les risques d’une escalade de la violence, et d’une implication « malgré soi » dans un conflit dont les États-Unis ne veulent pas. Accessoirement, comme c'est plutôt Assad qui a gagné militairement des points ces dernières semaines, cela permettrait de l'affaiblir avant cette conférence. Il reste que cette option apparaît comme le maximum de ce que Washington paraît disposé à faire.
Les calculs des maximalistes
Pour les maximalistes, un peu est mieux que rien, mais probablement pas assez. En fait, leur discours visent deux cibles prioritaires : l’opinion nationale (car dans la plupart des pays, il n’y a pas de soutien à une participation nationale à une intervention, ce qui explique les déversements de propagande auxquels vous assistez en ce moment : quand la guerre vient, les mensonges aussi) et internationale, mais surtout les centres de pouvoir à Washington, seuls capables de faire réellement quelque chose. Leur rôle consiste à préparer la « coalition » qui soutiendra politiquement une hypothétique action américaine.
Aussi observe-t-on une succession de déclarations toutes plus surprenantes les unes que les autres :
- Sur la question des preuves, voici donc le MAE britannique expliquer que le bombardement a pu faire disparaître les preuves : autrement dit, même sans preuve, le régime est supposé l’auteur, selon un nouveau principe de « présomption de culpabilité ».
- Sur la question de l’autorisation onusienne, voici donc les ministres français et turc affirmer qu’on peut, exceptionnellement, s’en passer.
Ainsi, on s’apprête à enfreindre toutes les règles de droit qu’on s’était promis de respecter désormais, que ce soit en 1999 au Kosovo (légitimité onusienne) ou en 2003 en Irak (conviction de preuves avant de lancer une action).
Il n’est pas sûr qu’une telle position entraîne l’adhésion de la communauté internationale, moins aujourd’hui encore qu’il y a dix ou quinze ans. Au sein même du "bloc" occidental (à dire vrai, l'Occident fait de moins en moins bloc), il est permis de douter que beaucoup se joignent à l’action (les expériences récentes de Libye et du Mali montrent que les « coalitions of the willings » peinent à rassembler). Enfin, que vaudraient des principes sur lesquels on ne cesse de fondre notre légitimité si chaque fois qu’on le juge nécessaire, au nom de notre impératif moral, on les enfreint avec bonne conscience ? Voici une contradiction majeure des idéalistes faucons. Même s'ils expliquent suprême paradoxe, que l'intervention permettra d'établir une règle de droit international.
Les réponses des minimalistes
Au fond, la situation militaire sur le terrain ne paraît pas encore assez décantée pour qu’une intervention puisse peser sur le cours militaire du conflit. Quelques frappes de Tomahawk n’assommeront pas le régime, et rien ne laisse penser qu’on se dirige vers une campagne de bombardement de longue durée, visant l’attrition du régime. Saddam Hussein a tenu de 1991 à 2003, malgré des zones d’interdiction de vol au-dessus de son territoire, et les frappes régulières des avions anglo-américains. De plus, quand le régime syrien affirme « Vous combattez les jihadistes au Mali mais les encouragez en Syrie », son argument fait mouche dans de nombreuses oreilles occidentales.
C’est pourquoi les réalistes serpents de Washington ont probablement convaincu le président américain de suivre la ligne suivante :
- Lancer une frappe minimale de missiles de croisière afin d'apaiser les émotions médiatiques (dispositif de gesticulation et de guerre de l’information, peu contraignant).
- Encourager en sous-main les efforts saoudiens de reprise en main et de cristallisation de rebelles compatibles avec l’Occident, de façon à constituer et renforcer un groupe fiable que l’on renforcera militairement.
- Appuyé sur celui-ci, continuer la pression militaire indirecte (forces spéciales) sur Damas puisque « pendant la crise, les combats continuent ». Et si Assad a obtenu des succès au début de l’été, les rebelles n’ont pas tout perdu, même s’ils se sont aussi affrontés entre eux. Ceux au sud ou dans les environs d’Alep ont gagné quelques batailles.
- Lancer une conférence internationale, maintenant que les choses s'enlisent, pour essayer de trouver un modus vivendi à peu près viable, maintenant que chacun sait qu'il ne l'emportera pas sur l'autre
- Croiser les doigts pour que ce premier pas soit le dernier, et non le début de l'escalade de la violence. Car quand on entre dans la guerre, on libère un fauve incontrôlable, disait à peu près Clausewitz. Et quand on va voir que les frappes de Tomahawk ne résolvent rien, nul doute que les voix vont crier pour réclamer "plus gros, plus fort", au nom de la justice humaine
Et alors ?
Tout l’enjeu consiste à la visibilité de « on fait quelque chose ». Washington fait quelque chose, même si c’est probablement selon une stratégie indirecte, donc non visible. Il y a donc une distance trop grande entre cette action discrète et la lumière médiatique qui appartient aujourd’hui au champ de bataille. C’est cet intervalle que les faucons veulent remplir : une action militaire « visible » montrerait qu’on a fait quelque chose, même si c’est au prix de la transgression de principes autrefois présentés comme inviolables. Le prix à payer me semble très cher, pour une efficacité très faible.
Comme toujours, le décideur est face à de mauvais choix. Mais il doit choisir l’efficacité qu’il veut : une efficacité « médiatique » ou une efficacité indirecte. Il semble, malgré les cris de ce côté de l'Atlantique, que les stratèges washingtoniens aient choisi des efficacités minimales dans les deux cas. Et cherchent le pat, conformément à la suggestion de Luttwak. Sacré pari.
O. Kempf