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Edward Bernays – Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie

Publié le 27 août 2013 par Edgar @edgarpoe

propaganda.jpg Bernays est doublement neveu de Freud, par sa mère et son père – par pure perversité, je laisse le lecteur imaginer comment cela est possible. Il avait la psychanalyse en tête en exerçant son métier de communicant. En introduction, Norman Baillargeon fait de Bernays l’inventeur de la communication - et de la manipulation – politique, le premier des spin doctors. Il rappelle que Bernays a fait ses armes au sein de la Commission Creel, mise en place au début du XXème siècle pour convaincre l’opinion publique américaine d’entrer dans la première guerre mondiale aux côtés du Royaume-Uni.

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Cette commission nous a valu de superbes affiches, dont la très célèbre « I want you for the US army ». Ce n’était que la première des opérations de manipulation permettant de mobiliser l’opinion derrière une opération d’invasion.

L’introduction lie Bernays à Walter Lipmann, qui fut le pivot de la réaction américaine contre le communisme et l’un des fondateurs du néolibéralisme, dès le début des années 30 (je cite ce lien en passant, en ayant conscience de l’insuffisance abyssale de mes connaissances sur Lipmann).

Ni l’un ni l’autre ne se posèrent de question sur la légitimité de leurs opérations de communication (dont l’une des plus spectaculaires, dans le domaine commercial, fut, pour Bernays, d’arriver à faire fumer les femmes américaines).

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 Baillargeon les relie, l’un et l’autre, aux pères fondateurs américains que la démocratie rendait suspicieux : Madison et Hamilton.

Le peuple doit être conduit à obéir à ceux qui savent discerner les vrais enjeux (Lipmann : « le public doit être mis à sa place afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. ») Bernays commence d’ailleurs Propaganda par ces deux phrases : « La manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays. »)

Baillargeon note que Goebbels s’est vanté de tirer profit, dans son travail d’organisateur de la propagande nazie, des livres de Bernays.

L’introduction est donc intéressante.

 Bernays se charge cependant ensuite très bien de compléter le discours critique de Baillargeon, avançant comme des vérités d’évidence des idées qui le feraient passer aujourd’hui, en France, pour un altermondialiste : «  Pour éviter que la confusion ne s’installe, la société consent à ce que son choix se réduise aux idées et aux objets portés à son attention par la propagande de toute sorte. Un effort immense s’exerce donc en permanence pour capter les esprits en faveur d’une politique, d’un produit ou d’une idée ». Ce que Patrick le Lay résumera parfaitement pour ce qui est du rôle des médias d’aujourd’hui, vendeurs de « temps de cerveau disponible ».

Pour Bernays, l’alternative n’est pas entre cette manipulation permanente et la démocratie, elle réside entre ce qu’il appelle encore de façon positive la « propagande » (étymologiquement la propagande est le nom donné par le Vatican au travail d’encadrement intellectuel des missionnaires) et la dictature. Sans propagande, il est évident pour Bernays  que la dictature serait inévitable, voire nécessaire (« Les techniques servant à enrégimenter l’opinion ont été inventées puis développées au fur et à mesure que la civilisation gagnait en complexité et que la nécessité du gouvernement invisible devenait évidente ».)

En un petit exercice pratique, il classe, dans un passage, un article du New York Times répercutant un communiqué du Département d’Etat, à la rubrique « propagande ». Il estime ainsi que sur huit titres de Une du journal, quatre relèvent de la propagande. Un exemplaire du Monde aujourd’hui n’en contient aujourd’hui pas moins – mais les journalistes qui se contentent de retranscrire des communiqués de presse se feraient couper en morceaux plutôt que d’avouer qu’ils participent à un travail de propagande. C’est d’ailleurs l’aspect « progressiste » du livre de Bernays : il a au moins le mérite d’une grande franchise, que peu conservent – en dehors du déjà cité Patrick le Lay.

 Encore une citation que ne renierait pas un gauchiste endurci : « on ne réalise pas à quel point les déclarations et les actions de ceux qui occupent le devant de la scène leur sont dictées par d’habiles personnages agissant en coulisses ».

Bernays n’est cependant pas cynique, ou pas entièrement.

 Il fait reposer les limites de la manipulation dans l’éthique du conseiller en relations publiques : « Si, à l’instar des avocats, le conseiller en relations publiques reconnaît que tout un chacun a le droit de présenter son affaire sous le jour le plus flatteur, il se refusera néanmoins à apporter ses services à un client qu’il juge malhonnête, à un produit qui lui paraît frauduleux, à une cause qu’il juge antisociale. » Bernays reporte sur les médias la charge de faire la part des choses entre la propagande des uns et celle des autres (« le flot de propagande qui submerge, paraît-il, les journaux du pays peut finir à la corbeille à  papier sur simple décision du rédacteur en chef »).

En un autre passage, après avoir décrit la propagande politique, il estime que la propagande a pour fonction de rapprocher les classes dirigeantes du « troupeau ». Pour lui, le gouvernement devrait d’ailleurs, en ce sens, communiquer plus largement des faits qu’il préfèrerait tenir cachés (on doit pouvoir trouver dans cette remarque l’une des inspirations des opérations ponctuelles de « levée du secret », de « déclassification » de documents qui suscitent souvent plus de questions nouvelles qu’elles n’apportent de réponses).

Dans un système où les meilleurs gouvernent, la propagande définie par Bernays n’est rien d’autre qu’une forme d’instruction (de la même philosophie un peu platonicienne relève le discours sur le « manque de pédagogie » qui a présidé à l’échec du référendum de 2005).

En un chapitre sur la psychologie de la communication, il montre comment jouer sur des perceptions inconscientes, pour induire des pensées de façon biaisée  – livre intéressant à lire à côté de celui d’Émile Coué d’ailleurs.

Cet aspect subreptice de la propagande est appelé « interprétation continue » (« L’Europe c’est la Paix »). Il peut être alterné avec des méthodes plus directes, fixant l’attention sur un point particulier, « exaltation des points forts » (« L’Europe c’est Erasmus » – mais pas Frontex).  C’est d’ailleurs un truc connu des prestidigitateurs : le meilleur moyen de cacher quelque chose est de distraire l’attention du public sur un point particulier.

Bernays est conséquent puisque le lien qu’il établit entre propagande et instruction, il entend bien le concrétiser par un financement large des universités par les entreprises. Étonnamment, il n’envisage pas le financement des médias, sur qui repose la tâche de séparer bonne et mauvaise propagande par les propagandistes eux-mêmes. Le système institutionnel qu’il décrit n’est pas complet, ou pas complètement réaliste : on ne voit pas comment les médias, coincés entre spin doctors et universitaires financés par des propagandistes, pourraient jouer un rôle d’arbitres désintéressés.

Le lecteur soucieux du poids d’Hollywood et qui se souvient des accords Blum-Byrnes sourira en lisant que « le cinéma est à son insu la courroie de transmission la plus efficace de la propagande […] le cinéma a le pouvoir d’uniformiser les pensées et les habitudes de vie de toute la nation ». Aujourd’hui on pourrait ajouter l’industrie du jeu vidéo, très courtisée par l’armée (lire Le Point ou le Guardian).

*

Pour finir, c’est un livre de référence, pour lequel il faut se féliciter qu’il ait été réédité par les éditions Zones, un label de La Découverte. Bernays n’est pas qu’un technicien brillant des relations publiques. Son livre reflète aussi une philosophie politique pas forcément réactionnaire, qui peut être progressiste par certains aspects, mais qui ne considère pas que la politique doive nécessairement faire appel à l’entendement de l’électeur. Une philosophie qui a ses partisans aussi bien à droite qu’à gauche.


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