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410- jean senac: 27 nov 1926 - 30 aou 1973

Publié le 29 août 2013 par Ahmed Hanifi
410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973
«L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tuer
En moi votre propre liberté, de nier Ça n’est plus bien
La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées
Remontera
MON CORPS».

video
A- vidéo de Salima Aït Mohamed qu’accompagne ce texte
Publiée le 30 mars 2013
René Char offre ces mots en préface de "Poèmes" , écrits par Jean Sénac et édités en 1954 par Gallimard, dans la Collection Espoir dirigée alors par Albert Camus : "Ces poèmes chantent à longue voix nourrie et très pure le paysage nombreux de l'atelier immense du soleil qui a la nuit pour toiture et l'homme comme exploit décevant et merveilleux..."
Je suis tombée par hasard sur cette vielle édition, comme sur un trésor qui m'accompagne depuis une dizaine d'années, parmi mes lectures de chevet. Jean Sénac épris de liberté, d'indépendance et d'idéal fraternel, trace une poésie sensible, profonde, ciselée, spirituelle et si réaliste. Comme si cette poésie avait réussi à figer le temps.
 Jean Sénac, le poète que l'on disait signer d'un soleil !
video
B- la 2° vidéo Le film de Bahloul est accompagnée de ces mots :
Publiée le 2 juil. 2012
20 août 2004
[Source : documentation France 3] "Le soleil assassiné " d'Abdelkrim Bahloul - Le 30 août 1973, le poète pied-noir Jean Senac mourrait assassiné. Dans ce film sur les rêves et les désillusions de la jeunesse d'hier et d'aujourd'hui, le cinéaste algérien Abdelkrim Bahloul rend hommage à cet homme libre, homosexuel, qui défendait toutes les différences identitaires. Charles Berling incarne l'écrivain. Images d'archive INA
Institut National de l'Audiovisuel
http://www.ina.fr
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Jean Sénac : 29 novembre 1926 - 30 août 1973
Jean Sénac, le réfractaire
Par Bernard Mazo(1)


Algérie Littérature Action N° 133 - 136

Je dédie cet article à mon ami Hamid Nacer-khodja, gardien inspiré de la mémoire de Jean Sénac.
Si j’ose élever la voix tandis que mes frères tombent
C’est pour vous transmettre le relais de leur Espérance
Cette petite flûte de nos montagnes
Où la liberté s’engouffre
S’unit au souffle de l’homme
Jean Sénac, Œuvres poétiques(2)
Cette voix passionnée, c’est celle du poète insurgé Jean Sénac, ce ton exalté, au lyrisme exacerbé, c’est celui d’un Européen né en Algérie en 1926, près d’Oran, de père inconnu, et qui, dès 1954, devait dénoncer les premières convulsions sanglantes d’une insurrection algérienne pour laquelle il prendrait d’emblée fait et cause.410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973
Ce bâtard né du viol de sa mère, Jeanne Comma, modiste à Oran, n’ayant jamais connu son père, voua sa vie aussi torturée que brève à la poésie et au pays qui l’avait vu naître, d’abord au service d’une Algérie martyrisée durant la guerre d’indépendance, puis celle-ci obtenue, ayant voulu opter pour la nationalité algérienne — qui lui fut refusée — à celui d’une Algérie construisant son développement autonome.
Jean Sénac, adoubé par René Char qui écrivit dans sa préface au premier recueil du jeune poète, intitulé Poèmes et publié en 1954 chez Gallimard: «Les poèmes qui m’accompagnent ici sont de Jean Sénac. Ils chantent à longue voix nourrie et pure le paysage de l’atelier du soleil, atelier qui a la nuit pour toiture et l’homme comme exploit décevant et merveilleux. Le vent ami tourne dans mes doigts les pages du cahier où une écriture de jeune homme s’établit en poésie», devait connaître une fin tragique. Oublié dans son pays électif, déplaisant au pouvoir en place qui avait supprimé son émission poétique radiophonique: Poésie sur tous les fronts, il s’était réfugié en 1968, à Alger, au coeur de l’ex-quartier européen, dans une chambre sordide au 2 de la rue Elisée Reclus qu’il avait surnommée «ma cave-vigie». Le nom de cette rue n’était-il pas doublement symbolique à ses yeux, désignant d’un côté Reclus le libertaire, de l’autre la situation de reclus qu’il avait choisi au point de signer nombre de ses derniers poèmes de cette même épithète? 410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973C’est d’ailleurs dans ce refuge, où il demeurait claustré des semaines entières, que l’on devait, dans la nuit du 30 août 1973, le découvrir mort, assassiné de cinq coups de couteau. Il avait 47 ans.
Très étrangement, comme le souligne René de Ceccaty dans sa préface aux Œuvres poétiques(2) du poète, cet ouvrage volumineux de plus de 800 pages qui rassemble la quasi-totalité des textes poétiques de Sénac, accompagné d’une postface de Hamid Nacer-Khodja, il semble que Jean Sénac ait eu très jeune la prémonition, à travers divers poèmes, de sa fin tragique. Ainsi, écrivait-il déjà le 29 octobre 1950 — il n’avait à l’époque que 24 ans: «Pourquoi suivre cette trace / d’avance tout est conclu / Quand vous laverez ma face n’y sera plus».
Deux ans avant son assassinat, il avait, dans un poème daté du 15 octobre 1971, écrit ces vers:
«L’heure est venue pour vous de m’abattre, de tue
410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973
r
En moi votre propre liberté, de nier Ça n’est plus bien
La fête qui vous obsède. Soleil frappé, des années saccagées
Remontera
MON CORPS».
(Œuvres Poétiques)
Un an plus tard il confiait à l’un de ses amis les plus proches, de passage à Paris, Serge Tamagnot: «Ils me tueront ou bien ils me feront assassiner. Mais je ne quitterai jamais en lâche ce pays où j’ai tant donné de moi-même. Ils feront de moi un nouveau Federico Garcia Lorca». (3) Op. cit.
Enfin, le 24 mai 1973 — il ne lui restait que trois mois à vivre —, c’est la visite anticipée de la mort:
«Le temps qu’elle mettra pour arriver au Centre
Ce n’est plus bien longtemps
Pour le moment elle hante
Les coins ardents».
De surcroît, à la même époque n’avait-il pas déclaré: «Vous verrez que je serai assassiné, et ils feront croire que c’était une affaire de mœurs».410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973
Comment, bien sûr, ne pas songer à l’assassinat de Pasolini, homosexuel comme l’était Sénac? L’hypothèse d’un assassinat politique n’est pas à écarter, mais le saura-ton jamais?
En tous cas, El Moudjahid, l’organe officieux du pouvoir en place ne signale que par quelques lignes la disparition brutale de Sénac. On arrêtera cependant un petit délinquant, qui avouera être l’auteur du crime pour un vol qui aurait mal tourné. Il semble que ce coupable providentiel aurait été discrètement remis en liberté quelques temps plus tard.
Ce qui est clair, c’est que non seulement Jean Sénac n’était plus utile au nouveau régime dirigé par Boumediene, qui avait succédé à Ben Bella, mais qu’il était devenu un élément perturbateur et trop ostensiblement critique vis-à-vis des nouvelles orientations prises par le pouvoir en place. De plus, comment accepter qu’un Pied-noir, qu’un Français non musulman, ostensiblement homosexuel, pût ainsi dénoncer, et avec quelle violence, les dérives totalitaires de cette Algérie devenue indépendante au prix de tant de sacrifices et de tant de sang versé?
Lui qui avait si longtemps et si passionnément rêvé d’une terre algérienne ensoleillée, où cohabiteraient harmonieusement Arabes, Berbères, Juifs et Européens ne voit autour de lui qu’une Alger «libérée du colonialisme» mais en proie à la corruption, au clientélisme, et une caste dominante dogmatique.
«Je suis né algérien. Cette naissance ! Elle traverse comme une nébuleuse le zodiaque de mon amour et me laisse nu, interrogation, livré à la rage des hommes. J’ai grandi comme une plaie suppure. J’ai rêvé comme on montre une faille.»
Cette déclaration d’écorché vif, ce coup de gueule lancé à la face du lecteur, on les découvre dans les toutes premières lignes d’Ebauche du père, ce livre où Jean Sénac se livre tout entier, ces mémoires masquées en pseudo roman selon la volonté de l’auteur, cette autofiction publiée aux éditions Gallimard en 1989, c'est-à-dire seize années après l’assassinat du poète, alors même qu’elle avait été rédigée entre février 1959 et octobre1962.
Dix ans après la rédaction finale d’Ebauche du Père, Sénac y fait allusion dans un texte inédit de 1972 que révèle Rabah Belamri, mort en 1995, à qui l’on doit la publication du récit chez Gallimard et qui en transcrit ce passage dans sa préface au livre: «Cette nuit, dans sa minuscule cave, après avoir franchi les ordures, les rats, les quolibets et les ténèbres humides, à la lueur d’une bougie, dix ans après l’indépendance, interdit de vie au milieu de son peuple, écrire. Tout reprendre par le début et d’abord cet essai de roman qui jaunit depuis octobre 1962 dans une valise et dont je ne déplacerai pas une virgule…»
Sénac se souvient-il alors de ce qu’il avait écrit dans les toutes premières lignes de son récit: «J’ai horreur du récit et je ne désire point écrire un roman. J’ai trop d’impatience pour tenter aujourd’hui un poème. J’ai trop de choses à dire pour ordonner mon chant. (…) Savoir, ce serait posséder le Père quand il nous fait si cruellement défaut…».410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973
«Le Père [qui] nous fait si cruellement défaut»: le voici l’amer et si tragique aveu de celui qui se nommait lui-même, par une sombre dérision, le bâtard: «Je portais ce titre, bâtard, comme une charge de poudre, dangereuse, aveuglante, perçue par les autres à des signes certains».
Oui, le voici le terrible fardeau, telle la tunique de Nessus dont Sénac ne parviendra jamais à se débarrasser tout au long de son existence —  «Je ne t’ai pas vaincue, O ma naissance obscure», écrira-t-il beaucoup plus tard —, la voici cette blessure jamais refermée qu’il arborera comme une marque d’infamie et aussi comme un défi à la face de la société, et qui nourrira continûment, non seulement sa posture de révolté, mais l’œuvre tout entière dans sa violence exacerbée et aussi sa tendresse jamais démentie pour les faibles et les opprimés. La figure du père inconnu ne cessera de le hanter: «Je reviendrai sans cesse sur le Père… Le Père. Le Père qui n’est pas…».
Oui, il reviendra sans cesse, obsessionnellement, vers ce «père qui n’est pas», ce géniteur inconnu qui «a fui encore tout moite de son sperme» et qui l’a laissé «irréalisé», un père à la personnalité masquée, improbable, qui est sa «soif» et son «néant». Au fait, qui peut-il être celui qu’il a peut-être rencontré un jour, à Oran, sans pouvoir l’identifier? Un Gitan sans attaches, un émigré espagnol comme la mère qu’il a violée, un violeur pathologique ou un dangereux séducteur? Tondeur de chien, ou coiffeur tenant échoppe dans la dangereuse proximité de la boutique où Jeanne Comma travaille en tant que modiste?
Mais est-elle vraiment importante l’identité du père inconnu, de ce «déserteur», identité à laquelle Jean Sénac préfèrera substituer des projections phantasmatiques dans Ebauche du père: «Comment j’ai vu le Père alors? Indiscutablement beau».
Oui, était-elle vraiment importante cette identité pour l’enfant qu’était Jean Sénac, alors même que d’autres hommes allaient traverser très brièvement sa jeune existence?
Le grand-père mineur, Alexandre Lassassin, le légionnaire un temps si doux avec lui comme avec sa mère, Edmond Sénac, le père adoptif, tous ceux-là qui n’auraient jamais pu compenser l’absence du père et qui, successivement, l’abandonneront en chemin ; enfin, au premier chef, Albert Camus, son père spirituel qu’il «tua» symboliquement pour sa tiédeur supposée vis-à-vis de la guerre d’indépendance des Algériens? Quelle était donc cette malédiction inscrite sur son front, qui voulait qu’ils l’abandonnassent tous, les uns après les autres? Faut-il voir là une explication à l’homosexualité dévorante de Sénac qui cherchera désespérément, d’aventure en aventure, la tendresse et l’amour masculin dont il fut sevré continûment tout au long de son enfance?
Cette béance de la bâtardise jamais comblée ne va-t-elle pas avoir une seconde et durable conséquence, quelques années plus tard, en orientant le jeune poète vers un rejet violent de la société coloniale installée en Algérie, de son arrogance vis-à-vis des autochtones algériens, de son exploitation d’une population musulmane méprisée, levain de toutes les frustrations futures qui conduiront au déclenchement de la guerre d’indépendance?
C’est ainsi que le deuxième élan de révolte du jeune Sénac, sonnant comme un défi altier à la société européenne qui méprise en lui le «bâtard», ce sera de proclamer à la face de la société française coloniale d’Algérie, au milieu de laquelle il avait été élevé, son appartenance viscérale à une terre et à ceux qui lui en paraissent les légitimes propriétaires: Berbères, Kabyles, Arabes, à peine alphabétisés, méprisés et dénués de tout, et de plus sans représentation parlementaire et politique à l’Assemblée siégeant à Alger. Cette attitude de sa part sans équivoque et jamais démentie ira jusqu’à participer activement et clandestinement aux activités révolutionnaires du F.L.N.
Dès 1954, quelques mois avant le déclenchement de la Toussaint rouge, Jean Sénac écrivait dans son journal de bord: «Parce que je suis algérien et que j’aime mon pays, parce que j’aime aussi profondément la France réelle, j’embrasse la cause des Arabes, notre cause.».
Trois ans plus tard, dans Ebauche du Père, son lyrisme est encore plus explicite: «Je suis né algérien (…). Je suis né arabe, espagnol, berbère, juif, français. Je suis né mozabite et bâtisseur de minarets, fils de grande tente et gazelle des steppes… comme Djamila…».
Ce «je suis né algérien» il le répétera jusqu’à plus soif: «Je suis né algérien ! Il m’a fallu tourner en tous sens dans les siècles pour devenir algérien et ne plus avoir de comptes à rendre à ceux qui me parlent d’autres cieux. (…) O folie ! Je dis que je suis algérien et ils me rient au nez…»
Ce cri, jeté à la fois comme un défi à la face des Européens et comme une déclaration d’amour à tout un peuple qu’il voit opprimé, il tentera de l’assumer de tout son être, de toutes ses fibres ; il en fera le corps même, la chair et le sang, tout au long de sa vie, de son œuvre poétique et théâtrale ; et ce cri, il le poussera au paroxysme au moment du déclenchement de la lutte armée, le 1er novembre 1954 et durant les sept années durant lesquelles se déroulera la guerre d’Algérie. Hélas, l’écho de ce cri demeurera inaudible pour nombre de ceux qu’il considère comme des frères de sang, y compris pour certains intellectuels et écrivains. L’un d’entre ces derniers ne lui envoie par dire en 1957: «Tu ne seras jamais accepté demain en Algérie comme poète algérien. Tu t’appelles Jean, la place ira de droit aux Malek, Kateb, Omar».
Mais il suffit d’aller à Alger, de se rendre dans les médiathèques de la ville blanche, de parler avec les écrivains algériens comme je l’ai fait il y a quelques années, pour mesurer l’immense admiration que ceux-ci portent à l’œuvre de Sénac, sans compter les différentes manifestations officielles ou non qui sont consacrées à son œuvre et à sa vie.
Voici donc esquissé le destin unique et douloureux du «bâtard» Jean Sénac, de ce poète algérien assassiné par l’un de ceux auxquels il n’avait cessé de s’adresser dans ses poèmes de feu et de passion, comme dans l’admirable Chant funèbre pour un gaouri, un de ses plus beaux textes, écrit à Alger, Pointe-Pescade, entre le 23 et le 26 janvier 1964, où l’on peut lire ces vers d’une beauté foudroyée:
«Jeunes gens ne demandez pas d’autographe au poète.
Il y a si longtemps que je n’écris plus au stylo mais à la bouche !
Je ne sais plus signer que d’un baiser avide.
Les mots dans mes doigts
Saignent (…)»
(Œuvres poétiques)
(1)   : Bernard Mazo, né en 1939 à Paris, est poète, auteur de nombreux recueils. Membre de l’Académie Mallarmé et secrétaire général du Prix Apollinaire, il codirige le mensuel Aujourd’hui poème (Paris).
(2)   :  Actes Sud, 1999.
(3)    : Op. cit.
On :www.marsa-algerielitterature.info
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Jean Sénac, pour mémoire…
Contribution
Ce quarantième anniversaire de la mort violente de Jean Sénac, est une bonne occasion de rappeler la place qui lui revient dans la  littérature algérienne, et d'honorer ainsi sa mémoire.  Entre les « grands anciens » (Amrouche, Mammeri, Feraoun, Dib, Hadj Ali...) et les contemporains (Bellamri, Boudjedra, Djebar, Fares, Sebti,  Kadra...), la génération de la rupture, à laquelle appartiennent Sénac, Kateb Yacine, Aït Djafer, Hadad. est aussi celle d'une  modernité radicale dans l'écriture que n'ont guère égalés les successeurs, à l'exception de Rachid Boudjedra.
Par Gérard Prémel, écrivain
La littérature des anciens ne pouvait guère prendre forme dans une écriture de la dissidence. Il a fallu l'inflexible continuité du racisme colonialiste français, dont l'idéologie, dissimulée derrière le chatoyant discours sur la Patriedes droits de l'Homme et ses Valeurs universelles, avait contaminé la société française tout entière -et les colonisés eux mêmes - pour leur faire prendre conscience de la nécessité de sortir du domaine français.
À la génération suivante, on ne se laisse plus abuser par les mots. Sénac, Hadad et leurs deux cadets, Yacine et Aït-Djaffer ont connu les massacres de Sétif dans leur jeunesse. C'est donc dès leur jeunesse qu'ils ont pris conscience de l'horreur colonialiste, qu'ils sont entrés en rébellion contre l'insupportable tromperie des fameuses  « valeurs », Tous quatre feront leur la position de Kateb Yacine sur la langue française : « Nous avons pris votre langue en otage... Le français est pour nous une prise de guerre... 410- JEAN SENAC: 27 NOV 1926 - 30 AOU 1973C'est en français que nous vous signifions que nous ne sommes pas français ». Si les origines européennes de Sénac rendent un peu plus tardive cette prise de conscience, celle-ci n'en est pas moins radicale dès novembre 1950 (il a alors 24 ans). Jamel Eddine Bencheikh, lui, paraît rester à l'écart de cette évolution. Par son enfance marocaines, et sa formation d'arabe classique  (il est professeur d'arabe à la fac d'Alger à  l'indépendance, puis, après 1965, à la Sorbonne), il semble loin du combat militant. On sait qu'il n'en est rien : cette distance lui a permis de devenir un pionnier des lettres arabes, et un passeur entre les deux rives de la Méditerranée. Il restera l'un des plus fidèles compagnons de route de Sénac et un défenseur de sa mémoire.
Déjà avec Prévert, Céline, Mihaux, etc, la langue française échappait, dès les années trente au moule académique. Mais voilà qu'elle devient la langue du Martiniquais Aimé Césaire, de l'Ivoirien Amadou Kourouma, de la Sénégalaise Mariama Bâ, du Haïtien Lyonel Trouillot, des Marocains Abdellatif Laabi et Khaïr Eddine, et autres, dont nos modernes d'Algérie. C'est ainsi que Kateb Yacine n'hésite pas à écrire, dans l'Observateur littéraire, au plus fort de la guerre de libération (1-1959),... En tant que poète, je lutte... pour...l'extension de la langue arabe en Algérie, sans néanmoins porter  atteinte au français, qui, lui aussi est une langue algérienne.
La génération de la rupture
Jean Sénac naît le 29 novembre 1926 à Beni Saf. Sa mère catalane, est  fille d'un mineur émigré. Non reconnu par son géniteur, il porte le  patronyme de sa mère (Comma). À cinq ans, il est reconnu par le nouveau compagnon de celle-ci, Edmond Sénac, un Français venu s'établir dans l'Oranais. Il n'aura guère d'influence sur lui : en 1943, Jeanne divorce et va s'installer avec ses deux enfants à Saint-Eugène, quartier populaire pied-noir d'Oran.
Hamid Nacer Khodja, qui fut le disciple puis le biographe de Sénac, voit là l'origine d'une double angoisse identitaire (quel pays ? quel père ?), laquelle se traduit à  l'adolescence par une crise morale et religieuse. Après une scolarité quelque peu chaotique, il finit par obtenir son Brevet de Capacité pour l'Enseignement supérieur, fonde une « Association des Poètes obscurs », loupe de peu l'examen d'entrée à l'Ecole normale d'Alger,  et s'engage dans l'armée en 1944 pour la durée de la guerre. Son  incorporation près de Blida et ses tourments moraux amortissent l'écho  des meurtriers événements de Sétif. En 1946, il fait la connaissance d'Emmanuel Roblès et, l'année suivante d'autres écrivains de « l'École  d'Alger » (Jules Roy, entre autres) avec lesquels il va correspondre durant les neuf mois qu'il passe en sanatorium. C'est aussi le début de sa correspondance avec Albert Camus (« Vous êtes mon philosophe lui écrit-t-il »). Il n'est encore, à cette époque qu'une étoile montante de la nouvelle poésie française, mais déjà il côtoie l'universitaire anticolonialiste André Mandouze, l'un des fondateurs de Témoignage chrétien, qui enseigne à l'université d'Alger. Sa quête d'identité joue, à travers ces rencontres, un rôle d'accélérateur dans sa formation littéraire et politique. Dès janvier 1949, il travaille comme metteur en ondes à Radio Alger, où il restera un an, et cherche en vain à publier ses poèmes. En 1950, un recueil, Terre prodigue, préfacé par Camus (qu'il considère désormais comme son père spirituel) n'est pas publié : l'éditeur est en faillite. Cette même année 1949, Sénac crée la revue Soleil, dont le premier numéro paraît en janvier, et  qu'il animera jusqu'en 1952 (n° 7-8). Il y publie des textes de M. Dib  et M. Feraoun – ses aînés - ainsi que des dessins de S. Galliéro, Baya, Yellès, A. Guermaz, J. de Maisonseul, etc. Cette revue est le lieu d'un compagnonnage durable avec les artistes qui l'entourent et dont il sera un critique avisé. Il prend contact, simultanément, avec les milieux nationalistes algérois du PPA (Messali Hadj) et de l'UDMA (Ferhat Abbas). Il devient aussi un proche du parti communiste. Ayant obtenu, avec S. Galliéro, une bourse de la fondation L-V de Lourmarin, il arrive en France le 4 septembre 1950, passe une semaine avec le poète René Char puis monte à Paris où il bénéficiera de l'aide matérielle de Camus. Il côtoie la bohème libertaire, ce qui ne laisse pas d'inquiéter le « père spirituel ».  C'est en novembre qu'il écrit et diffuse sa Lettre d'un jeune poète algérien, point de départ de son engagement politique : « L'Algérie reste une de ces terres tragiques où la justice attend ... Tout le monde a pris conscience du fait raciste et colonialiste... {L'artiste} doit entrer dans la lutte quoi que ce choix lui coûte ». Il continue à diriger depuis Paris la revue Soleil, dont le numéro de l'automne 51 publiera un chapitre de L'homme révolté de Camus. De retour à Alger en octobre 1952, il reprend son poste à Radio Alger. Puis fonde la revue Terrasse qui ne connaîtra qu'un seul numéro. Beau comité de rédaction où l'on retrouve M. Dib, J. de Maisonseul, M. Mammeri, J. Pivin... et dont il signe un manifeste politiquement très engagé. Sénac, qui n'a que 26 ans, confirme là à la fois sa clairvoyance et une vocation de catalyseur.  La revue, qui connaît un certain retentissement à Alger et dans  l'Ouest algérien l'amène à reprendre contact avec les milieux nationalistes du PPA et du MTLD, tout en poursuivant une  correspondance orageuse avec Camus, qui l'appelle « fils ». En juin 1954,  paraît son premier recueil ‘Poèmes’ publié par Gallimard, avec un  avant-propos de René Char, dans la collection Espoir. En août, c'est le retour à Paris. Il refuse de réintégrer Radio Alger (il est déjà repéré par les Services français de la Sécurité ; dans une émission sur Mouloud Mammeri, il a employé l'expression Patrie algérienne). En novembre, le CRUA déclenche la lutte armée. Dès le début 1955, il est en contact avec Taleb-Ibrahim, responsable de la Fédération de France du FLN. Et rencontre nombre d'Algériens émigrés : Aït  Djaffer, Kateb Yacine, H.Krea, J.Amrouche... Il participe, en janvier 1956 à la grève de la faim des étudiants indépendantistes de l'UGEMA qui par ailleurs, célèbrent son recueil, Poèmes. La répression s'accentue : André  Mandouze est arrêté et emprisonné pour avoir apporté son soutien public au FLN. En juillet, Sénac salue dans l'Express la parution du Nedjma de Kateb Yacine. Un mois plus tard, il est chargé de mettre en lieu sûr les documents du Congrès de la Soumam, où se trouve consignée la plate-forme politique du FLN. Son engagement algérien pour l'indépendance est désormais total ; c'est ainsi qu'il participe en 1957 à l'installation de l'imprimerie clandestine d'El Moudjahid (dont il est devenu l'un des rédacteurs) chez l'éditeur Subervie, lequel publiera en 1957 son recueil Le soleil sous les armes. La revue  Esprit publie ses poèmes anticolonialistes. L'année suivante, c'est la  rupture éclatante – et définitive - avec Camus. Son recueil Matinale  de mon peuple  (1961) est une véritable proclamation d'identité algérienne. Puis c'est 1962, l'indépendance, le retour en Algérie et l'installation à Pointe-Pescade. Nommé conseiller du ministre de l'Éducation nationale, il est l'âme de la reconstitution de la bibliothèque de l'université d'Alger incendiée par l'OAS, et participe, en 1963 avec Mouloud Mammeri à la création de l'Union des  écrivains algériens ; rencontre Che Guevara, avec lequel il restera lié ; fait partie de la délégation algérienne en URSS, où il rencontre le poète contestataire Evtouchenko ; puis anime une Série d'émissions à la radio algérienne en 1964-65 (Le poète dans la cité) où il popularise la production poétique de l'Algérie nouvelle. Simultanément, il fonde - et expose jusqu'en 1965 - les peintres du groupe de la Nahda (« Renaissance ») : Zérarti, Martinez, de Maisonseul, Aksouh... Il restera secrétaire général de l'Union des écrivains jusqu'en 1967.
Durant ces quatre années, il aura donné toute la mesure de sa puissance de travail et de son talent de fédérateur. C'est l'époque des poèmes euphoriques de Citoyens de Beauté où de trouve le fameux vers ‘Tu es belle comme un domaine autogéré’...  Mais dès juin 1965, des clivages apparaissent au sein de l'Union des écrivains. Après la déposition de Ben Bella, ceux qui n'ont pas pris position en faveur de Boumediène, se taisent ou quittent le pays ( Aït Djafer, Jamel Eddin Bencheikh, R. Boudjedra, N. Fares...). Non seulement Sénac ne fait pas l'unanimité au sein de l'Union en faveur du communiste Bachir Hadj Ali - qui vient d'être arrêté, et est « durement traité », mais même ceux qui ont signé la pétition en sa faveur ne parviennent pas à la rendre publique. Deux ans plus tard, le rejet de Sénac par K. Yacine et M. Hadad éclate au grand jour, ce qui l'amène à démissionner de l'Union des Écrivains. Dans la presse (Révolution Africaine, Jeune Afrique, Alger-Actualité),Yacine est le plus virulent. Les vraies difficultés commencent : malgré sa célébrité (Citoyens de beauté est paru en 1967 chez Subervie, et son Avant-Corps l'année suivante chez Gallimard, préfacé par René Char), il n'est pas invité à Zéralda au « Premier Colloque Culturel National ». Il n'en diffuse pas moins un manifeste contestataire, ‘Mutilation’. Il n'est pas non plus invité à cette grande célébration qu'est le Festival panafricain de juillet 1969 (il partage ce triste privilège avec la grande Taos Amrouche). Il poursuit néanmoins la série d'émissions qu'il a inaugurées à radio Alger en 1967 (dans la foulée de celles de 64-65) Poésie sur tous les fronts, dans laquelle il fait découvrir au public algérien, non seulement la littérature algérienne, mais aussi la poésie contemporaine du monde entier (« C'est par ses émissions que nous, jeunes algériens, avons découvert Émile Guilels,  Blas de Otero,  Nazim Hikmet, etc » me disait récemment O. Mokhtar Chalaal »). Il poursuit également ses conférences-lectures sur la poésie algérienne de langue française, d'où sortira en 1971 une Anthologie dans laquelle il écrit : « Obsédée de justice,  affamée de lumière et d'une beauté sans masque. Fidèle au pain autant qu'aux roses... une fois de plus la poésie dresse un bivouac de fraternelle colère et s'engage... dans le combat quotidien. » De fait Rachid Boudjedra, Youssef Sebti, Hamid Nasser Hodja (entre autres) reçoivent là leur première consécration. Mais sa franchise et les ragots lui valent d'être interdit de radio. Impavide,  il se met à l'étude de l'arabe. En automne 1972, il se déclare publiquement solidaire de Mouloud Mammeri, dont le cours de berbère à l'université d'Alger est suspendu. Ses amis le pressent de quitter l'Algérie.
Il est assassiné dans la nuit du 29 au 30 août 1973, à Pointe-Pescade. Un meurtre qu'il avait anticipé dans l'un de ses derniers poèmes : « ... Jeunes gens vous serez des hommes libres / vous construirez votre destin / vous construirez une culture sans race vous comprendrez pourquoi ma mort est optimiste / je ne me suicide pas / je vis / voilà ma signature » Il ne verra pas le recueil où se trouve ce texte prémonitoire.
Prospérité
Sénac n'était pas seulement un poète un « homo ». C'était aussi un rebelle. Comme  Pier Paolo Pasolini et Lorca, qui, comme lui ont été assassinés. En 1971, Jamel Eddine Bencheikh – le génial traducteur des Mille et une  nuits et du Voyage de Muhammed, médiéviste arabe et poète francophone – écrivait pour l'Encyclopédia Universalis, à l'article Littératures maghrébines : « C'est, paradoxalement, l'œuvre d'un auteur  d'ascendance européenne, mais ayant choisi de lutter pour la nation algérienne et d'y vivre, Jean Sénac, qui domine la production... Il est, sans conteste, à l'heure actuelle, le plus grand poète  algérien.» En septembre 1998, Abdelhafid Adnani faisant dans Libération un parallèle entre ces deux morts violentes, celle du barde kabyle Matoub Lounes, qui venait d'être assassiné, et celle de Jean Sénac, rappelait à cette occasion que celui-ci n'avait jamais obtenu la nationalité  algérienne, le poète ayant refusé de la quémander. Jean-Pierre
Péroncel-Hugoz lui a consacré un livre, Assassinat d'un poète, (éd du Quai, 1983) et a participé au scénario du film Le soleil assassiné que le cinéaste algérien Abdekrim Bahloui a consacré au poète en 2004.
Rappelons Jean Sénac, entre désir et douleur de Rabah Belamri, le  romancier aveugle et clairvoyant, publié en 1989 par l'OPU à Alger ;  et l'ouvrage que lui consacrent les fidèles Jamel Eddine Bencheikh et C. Chaulet-Achour (Séguier-Atlantica, 1999), dont le titre, Jean Sénac,  clandestin des deux rives,  résume à lui seul la trajectoire  libertaire et tragique du poète.
Gérard Prémel
El Watan le 13.07.13
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Né à Béni-Saf près d'Oran (Algérie) le 27 novembre 1926, mort assassiné durant la nuit du 30 août 1973 (probablement) à Alger. Jean Sénac, après de brèves études, exerça divers métiers. Après une année d'enseignement à Oran en 1943, il s'engage dans l'armée de l'air près d'Alger, ce qui lui permit de fréquenter les milieux littéraires.
En 1946, il rencontre Simone de Beauvoir et Emmanuel Roblès qui devient son ami; entré à l'Association des écrivains algériens, il fonde le Cercle artistique et littéraire Lélian. Les deux années suivantes (1947-1948) Jean Sénac, atteint de pleurésie, séjourne au sanatorium de Rivet près d'Alger; il commence à correspondre avec Albert Camus.
En 1949 il anime une émission de radio, édite une revue polycopiée (M) et publie des poèmes dans Afrique. Après la création de Soleil, dont paraîtront plusieurs numéros jusqu'en 1952, et grâce à une bourse, Jean Sénac séjourne en France, rencontrant à Paris Camus et René Char. Il se fait le défenseur de la révolution algérienne : la revue Consciences algériennes publie le fameux Matinale de mon peuple (repris en 1961). De retour à Alger en 1953, Jean Sénac crée la revue Terrasses : un seul numéro verra le jour mais de grande qualité (Camus, Dib, Ponge, Yacine, Feraoun, Cossery, etc.).
Puis le poète démissionne de Radio-Alger en 1954, tandis que paraissent ses Poèmes chez Gallimard avec une préface de René Char. Durant la guerre d'Algérie, Sénac demeure en France. De retour en Algérie en 1962, il publie Le Torrent de Baïn, Aux héros purs (sous le pseudonyme de Yahia El-Ouahrani) et Jubilation alors qu'il est nommé conseiller du ministre de l'Éducation du gouvernement Ben Bella.
En 1963, il lance une nouvelle émission radiophonique hebdomadaire, Poésie sur tous les fronts, en même temps que paraît La Rose et l'Ortie. Après la chute de Ben Bella en 1965 commence la période de disgrâce : il démissionne de l'Union des écrivains algériens et s'installe en 1967 à Alger; paraissent alors Citoyens de beauté (1967), Lettrier du soleil (1968) et Avant-Corps précédé de Poèmes iliaques et suivi du Diwân du Noûn (1968). En 1972, la censure de son émission l'affecte beaucoup. Paraît alors le dernier ouvrage publié de son vivant, Les Désordres (1972), puisque le poète qui signait d'un soleil et pour qui le mot était une arme de justice et d'espérance meurt assassiné l'année suivante.
On : www.toutelapoesie.com
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