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Les armées contemporaines (J. Joana)

Publié le 02 septembre 2013 par Egea
  • Livre
  • Sociologie

Le titre de cet ouvrage est tellement général qu’on ne sait trop, à le voir, de quoi il traite vraiment : un état du monde des forces en présence ? une étude de leurs structures et de leurs technologies ? une comparaison de leurs aptitudes ? Rien de tout ça, et même si la maison d’édition donne un indice (Presses de sciences Po), il s’agit d’abord et avant tout d’un ouvrage de « sociologie des armées contemporaines ». Soyons encore plus exact : il s’agit d’une sociologie politique des armées contemporaines, car il s’agit bien d’une sociologie de pouvoir, ou des rapports entre pouvoirs : peut-être aurait-il fallu donner un sous-titre de façon à aider le curieux à choisir ses lectures.

Les armées contemporaines (J. Joana)

Pour dire les choses simplement : j’y ai pris de l’intérêt et de la curiosité, mais pas de plaisir.

L’ouvrage est construit en cinq chapitres. Un signe : à la mode américaine, il y a un sommaire en début de livre. Il n’est pas complété d’une table des matières en fin d’ouvrage, la relative brièveté (335 pages en format légèrement supérieur au poche) expliquant probablement ce moindre détail : mais le riche appareil scientifique se trouvant à la fin (bibliographie, table des documents, index des noms, index thématique), l’éditeur aurait pu ajouter une table des matières détaillée.

Cinq chapitres, donc : 1/ la militarisation de la guerre, 2/ L’activité militaire, 3/ Le pouvoir des militaires, 4/ Les interventions en politique des militaires, 5/ Le contrôle démocratique des militaires. Le début de la conclusion donne un bon résumé du propos :

« Nous avons montré, au fil de cet ouvrage, que l’analyse des rapports entre forces armées et le pouvoir politique était indissociable de la prise en compte des mécanismes sociaux qui participent à leur mise en forme. Les liens qui unissent le militaire et le politique ne doivent pas faire oublier les dynamiques distinctes auxquelles ils sont respectivement soumis. Dans cette perspective, nous avons vu que ces rapports prennent une dimension très particulière dans les sociétés contemporaines.

Du fait de sa « militarisation », la guerre se voit en effet progressivement accaparée par des acteurs spécialisés intervenant au nom de l’Etat, formés et rémunérés par lui, qui font partie de son appareil bureaucratique et son quasi exclusivement recrutés parmi ses citoyens en vue d’assurer la protection de la société. Cela sanctionne une autonomisation de la guerre qui est aussi l’autonomisation de ceux qui sont appelés à la faire, même si les conséquences politiques et sociales de cette autonomisation ne doivent pas être surévaluées.

L’analyse de l’activité militaire montre quant à elle que les effets de la professionnalisation dont elle a fait l’objet à la période contemporaine restent limités sur le plan politique, dans la mesure où ce phénomène ne suffit pas à lui seul à éloigner les militaires des questions politiques. Mais ces effets sont aussi limités sur le plan social par la perméabilité qui caractérise les institutions militaires et l’autonomie relative de la société que forment ses membres, dont les valeurs et divisions reflètent en partie celles en vigueur au sein des sociétés contemporaines.

Par ailleurs, la bureaucratisation qui caractérise les forces armées aujourd’hui ne les a pas privées de leur pouvoir, bien au contraire. Le poids que les organisations militaires exercent sur la mise en forme de l’action gouvernementale en matière de politique de défense ou de politique étrangère en est une première illustration. Mais les ressources inédites que les militaires retirent de la constitution des complexes militaro-industriels et de la « dynamique des armements » ont également contribué à asseoir leur influence sociale et politique. Les militaires ont du pouvoir au sein des sociétés contemporaines, même si ce pouvoir n’est pas forcément plus important que celui dont disposent d’autres groupes sociaux, professionnels ou administratifs.

Dans certains cas, les militaires peuvent intervenir en politique et devenir des acteurs dominants de la compétition pour le pouvoir. Ces possibilités sont liées à certaines caractéristiques des systèmes politiques dans lesquelles ces interventions se produisent, à des formes de politisation originales des membres des forces armées qui caractérisent l’exercice du pouvoir dans le cadre des régimes militaires.

Enfin, les aspects particuliers que revêt le contrôle démocratique des militaires témoignent de la portée que conserve la question des rapports entre armée et pouvoir politique au sein des démocraties contemporaines. Même si ces régimes paraissent a priori à l’abri des risques d’un coup d’Etat, ils prouvent que ce contrôle reste un enjeu politique à part entière. »

Ces six paragraphes résument bien chacun des six chapitres, et indiquent le style de l’auteur : sérieux et méthodique. Sachez que chaque chapitre est organisé suivant une structure classique et rigoureusement suivie : des sections, des sous-sections, avec à l’entrée l’annonce du sujet, et une conclusion partielle qui reprend ce qui vient d’être dit (je vais vous le dire, je vous le dis, je vous l’ai dit). De ce point de vue, de la belle école. Un lecteur paresseux ou pressé pourrait ne se contenter que de 30 paragraphes (intro et conclusion des quinze sous-sections) pour se faire une idée assez exacte du livre !

Je reste pourtant un peu réservé : à chaque fois qu’un auteur expose une thèse (décrite par J. Joana, professeur de science politique à Montpellier), vint immédiatement la contre-thèse d’un autre auteur. Certes, il s’agit là du processus scientifique des sciences humaines. Mais là où l’on pourrait avoir un processus dialectique qui débouche sur des « synthèses », on aboutit à un « ça dépend des fois ». Par exemple, « à chaque fois, l’intervention en politique des militaires apparaît comme un phénomène dont les caractéristiques tiennent autant aux spécificités de ceux qui les appliquent qu’à celles des sociétés au sein desquelles elles se produisent » (p. 213) : une conclusion conclusive ! Autre exemple : « il y a un complexe militaro industriel », mais « son influence est très exagérée » (p. 219).

En fait, cet ouvrage est constitué d’une suite de fiches de lecture des études de référence, principalement américaines, et très souvent anciennes. Samuel Huntington (le père), Janowitz, Finer sont ainsi exposés en détail, même si énormément de références datent d’avant les années 1990. On est au passage frappé par le peu de références récentes, et le peu de références françaises. Cela a un avantage puisque cela nous force à nous décentrer, et à sortir de nos préjugés sur les rapports entre militaires et pouvoir. Toutefois, cette ancienneté est parfois gênante : ainsi, le dernier chapitre renvoie à des expériences de régimes militaires entre 1945 et 1975 : s’agit-il encore de sociologie politique des armées « contemporaines » ? De même, il y a comme une négligence envers les auteurs français : si B. Boëne (si j’ai bien compris, l’auteur français de référence en matière de sociologie militaire) est cité, rien n’est dit de l’ouvrage « les armées en Europe » qu’il a codirigé en 1998, et qui n’est que cité incidemment en note de bas de page (p. 281).

Toutefois, j’ai bien aimé la discussion sur la militarisation de la guerre du premier chapitre, autour de Hanson et Tilly : probablement parce que j’y ai retrouvé des auteurs connus (par moi) et un sujet plus sciences po que socio. De même, quand il revient sur Tilly (à partir de la p 210) je garde la référence à « d’autres travaux qui ont relativisé l’impact de la guerre sur la construction de l’Etat » (p212 : ref à Taylor et Botea, Tilly tally : war making and state making in the contemporary third world, International Studies review, 10 1 208).

Cependant, au titre, on voit qu’il s’agit de la construction des Etats récemment indépendants, dont la nature étatique reste très discutable, pour des raisons que nous avons évoquées par ailleurs.

Ainsi, un ouvrage intéressant, qui permet de reprendre l'ensemble des travaux classiques de sociologie militaire (au sens large) et constitue une bonne introduction à la discipline.

Réf :

O. Kempf


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