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De la preuve en matière de stratégie

Publié le 05 septembre 2013 par Egea
  • Stratégie
  • SYrie

Le débat géopolitique du moment par le beaucoup de « preuves ». Cette irruption d’un mot qui appartient d’abord au domaine de l’enquête policière suscite la réflexion : pourquoi cela a-t-il désormais une telle importance « stratégique » ? et quelles conséquences pour le stratège ?

De la preuve en matière de stratégie
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La « preuve » résulte d’un mouvement multiple : juridique, scientifique, médiatique et désormais démocratique.

Juridique, donc. En effet, le policier cherche des « preuves » afin de convaincre le juge lors du procès. C’est la preuve qui fait la culpabilité et donc la condamnation. A défaut de preuves, le jugement peut-être un acquittement « au bénéfice du doute ». Désormais, le stratège doit "apporter des preuves". Pourquoi ? pour respecter une certaine "légalité internationale". En effet, tout se passe désormais comme si la guerre était un fait de "droit". Du moins pour ceux qui déclarent se soumettre justement à ce droit international. En examinant les choses avec plus d'attention, on observe dans le cas présent deux types de "légalité" : l'une qui est l'ensemble des traités internationaux (en l'espèce, les traités sur les armes chimiques, celui de 1925 et celui de 1993) ; l'autre qui serait une légalité onusienne.

Ainsi a-t-on un double argument :

  • celui de la "violation du droit international" par "le régime syrien". Accessoirement, seul le "régime" serait supposé avoir violé la chose, puisque les opposants n'ont pas de personnalité morale. Ce qui fait apparaître au passage une sorte de dissymétrie entre les "États" et les acteurs non-étatiques.
  • celui de la "légalité onusienne" à laquelle devrait s'astreindre les "États" décidés à "sanctionner" (plutôt que punir, puisque nous sommes dans le domaine du droit) la violation de la légalité précédente.
  • Autrement dit, il faudrait un respect général des deux volets de la légalité internationale : si on intervient "au nom du droit", il faut que cette intervention soit elle -même "légalement fondée".

La preuve est donc double : il faut d'une part établir la violation du droit, d'autre part établir la légalité de l'intervention. Laissons ces considérations juridiques (sur lesquelles il faudra pourtant revenir quelque jour) pour passer à la deuxième caractéristique.

Comme pour les procès civils, les juges exigent désormais des preuves les plus "convaincantes" possibles. Le développement de la police scientifique a habitué à des preuves "irréfutables". Les aveux, les témoignages, les faisceaux d'indice suffisent de moins en moins. Il faut une preuve qui ne permette pas le doute, puisque le doute bénéficie à l'accusé, selon la règle partagée de l'habeas corpus, et de l'état de droit, celui dont on cherche justement à habiller la communauté internationale. Il va de soi qu'en l'espèce, les preuves ne seront jamais suffisantes. Si chacun est désormais d'accord pour estimer qu'il y a bien eu un emploi de gaz chimiques, on n'a jusqu'à présent que des faisceaux d'indice (à la date du 5 septembre à 22.30).

La preuve doit pourtant être administrée. Le lieu du procès n'est pas un tribunal normal, mais il est multiple ; surtout, il comprend plusieurs jurys juxtaposés : opinion nationale, autres États de la communauté internationale, neutres, ennemis et voisins, moralistes de tout poil... Dès lors, alors que la preuve devait être juridique (et donc emporter la conviction du juge) et en même temps scientifique (et donc suffisamment unique pour ne pas laisser place au doute ou à l'interprétation), voici subitement qu'elle doit devenir multiple, afin de convaincre des audiences multiples et différentes. On perçoit ici la difficulté.

Par un curieux retournement de l'histoire voici que le preuve doit désormais également passer à un jugement "démocratique". Puisque le temps n'est plus un facteur stratégique (puisque surtout la question des objectifs militaires apparaît comme tout à fait secondaire), on a désormais le temps de prendre du temps. La preuve doit donc recevoir en plus une "légitimité" que les précédentes caractéristiques n'apportaient pas vraiment. Il y avait du légalisme, mais chacun sait désormais que la légalité ne suffit plus à la légitimité. Chacun ne voit pas la réciproque : ce n'est pas parce que c'est illégal que c'est forcément "illégitime".

Pour autant, d'où tirer cette légitimité ? le réflexe de nos hommes d’État est de recourir au vote démocratique : Anglais, Français, Américains s'y précipitent. Est-ce nécessaire ? désormais, probablement, et nous aurons vu que cette crise aura permis, paradoxalement, à renforcer les pouvoirs des Parlements en matière de défense, ce qui n'est pas une mauvaise chose (quelque soit la qualité, des débats, et ceux entendus aujourd’hui ne resteront pas dans les annales de l'excellence). Et la preuve, dans tout ça ? Quant à la légitimité, est-elle indiscutable ? Autrement dit, à supposer que cette "preuve" de légitimité soit nécessaire, est-elle suffisante ? On a de la peine à y croire.

Car voici l'ultime difficulté : au fond, les États (ou les parties prenantes au conflit) jouent plus ou moins ouvertement selon leurs "intérêt". Mais dans le monde actuel, affirmer son "intérêt" est malpoli. Dès lors, on va chercher d'autres ressorts : morale, loi, légitimité, opinion, Parlement.... Autant de masques qui servent, normalement, à cacher l'intérêt.

Mais il reste une question sous-jacente : quel est l'intérêt de chacun des acteurs ? Fichtre, voici un gros mot que je n'aurais pas dû prononcer. Pourtant, c'est "l'intérêt à agir" (encore une notion de droit, me semble-t-il) qui devrait définir les objectifs (d'abord l'objectif politique, ensuite l'objectif militaire), selon ce que nous a rappelé Raymond Aron.

Les preuves sont-elles compatibles avec nos intérêts ?

O. Kempf


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