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Compétitivité: ce sale rapport qui ne dit pas tout.

Publié le 09 septembre 2013 par Juan

C'est l'un de ces classements dont les médias raffolent. C'est surtout l'occasion d'intoxiquer subrepticement toutes les analyses économiques du moment d'une formule chic: "la France perd en compétitivité". 

C'est même une saloperie morale, sociale et économique. 


Ainsi, en Suisse, les organisateurs du Forum de Davos ont-ils publié leur " Global Competitiveness Report 2013–2014" début septembre. L'exercice est annuel. Il y a même des petites videos, dans toutes les langues ou presque, pour nous délivrer les messages clés au cas où nous aurions la flemme de lire le volumineux rapport.
Reconnaissons que cette publication était aussi attendue à cause de la Grande Crise. Cette dernière bouscule les positions établies. La zone euro est en panne de croissance même si cette dernière revient timidement, les pays dits émergents s'affaiblissent à leur tour, les Etats-Unis repartent.
Un expert du groupe livre, en Français, avec un léger accent suisse, les conclusions du rapport: "la France perd encore deux places. Elle est toujours handicapée par ses comptes publics, son marché du travail rigide et une faible capacité à innover." La messe serait dite. Sur BFMTV, Nicolas Doze exhulte. Le Figaro peut s'emballer. Le Monde, après une funeste une, la veille, sur le matraquage fiscal, en remet une couche ("Compétitivité, l'Allemagne distance encore la France"). Les titres s'enchaînent donc pour fustiger notre vieux pays, tel celui de l'hebdomadaire Challenges: "Compétitivité : la France perd encore du terrain"
Observons le classement, analysons sa méthode, comprenons ses objectifs. 
La compétitivité est une chose relative. Elle désigne l'ensemble des facteurs économiques, sociaux, institutionnels et politiques qui permettent à un pays de produire moins cher que les autres. Les auteurs ne s'en cachent pas. Il s'agit de mesurer "la compétitivité des nations" les unes contre les autres. Ce rapport est l'une des illustrations les plus documentées de cette vision du monde. 
Pour assoir leurs comparaisons internationales, les auteurs ne sont pas économes en "leçons" et conceptualisation. Il faut prouver que la méthode est scientifique. Ils recensent donc les 12 facteurs de compétitivité: une meilleure formation, un environnement macro-économique favorable, l'éducation primaire et la santé, l' "efficience" des marchés des biens, des services, et du travail, l'innovation et la technologie, la taille du marché intérieur, la "sophistication" du business.
Arrêtons nous sur l'évaluation de l'emploi: pour mesurer la compétitivité, il s'agit, pour les auteurs, d'évaluer si "les travailleurs sont alloués au mieux de leur utilité dans l'économie" ("workers are allocated to their most effective use in the economy").
Les auteurs expliquent en long, en large et de travers pourquoi la compétitivité est si essentielle. Ils insistent sur les bénéfices qu'on retire du commerce mondial. Et le libre-échange nécessaire impose un certain niveau de compétitivité. En jargon "libre-échangiste", cela donne: "Qu'un pays puisse participer aux chaînes de valeur transfrontalière dépend d'un nombre de facteurs qui inclue sa  productivité". Des travers, ces exactions humanitaires telles que le travail des enfants, l'absence de minima sociaux, les suicides et accidents professionnels, il n'y a rien, pas une ligne, pas un mot.
148 pays sont comparés.
La variété des situations donne le vertige. On distingue les pays par "étapes de développement", au nombre de trois. La France est évidemment parmi les 37 plus "évolués", les "innovation-driven".
 On compare tout et n'importe quoi. Quelle est la signification profonde d'une analyse qui parvient à placer des micro-Etats (Singapour) sur le même plan que les pays les plus peuplés de la planète (les Etats-Unis, la Chine, l'Inde) ? On est surpris par cette "résilience" méthodologique: les arguments de précaution sur de telles comparaisons internationales existent.

Comment mesurent-ils leurs indices ? Par sondages chez des "business leaders", et, heureusement, avec quelques "vraies" données (emploi, dettes, déficits, espérances de vie, etc.).
Le classement des 30 "meilleurs" pays est édifiant:
Compétitivité: ce sale rapport qui ne dit pas tout.
La Suisse, donc, s'affiche au premier rang. Un paradis fiscal en tête du classement... quel enseignement !
Arrêtons-nous sur une comparaison: la France, que l'on aime comparer à l'Allemagne, est dans ce classement ramenée sous l'Arabie Saoudite dans ce fichu classement. Cela pourrait être drôle si ce n'était sérieux et trop commenté. Cette pétro-monarchie où l'on coupe des mains pour un vol, des têtes pour un meurtre, est donc plus "compétitive" dans ce grand combat mondial ...
La France, 65 millions d'habitants et quelque 2.600 milliards de PIB, aurait donc de sacrées difficultés à résoudre: une régulation du travail encore trop "restrictive" (d'après plus de 20% des sondés), une fiscalité trop lourde, et un accès trop difficile au financement. Sur les différents critères de compétitivité mesurés dans le rapport, nos pires scores sont atteints sur la "facilité à licencier" (144ème sur 148), la dette publique (135ème rang), l'incitation fiscale pour investir (137ème rang), l'impôt sur les sociétés (134ème rang)...
Et l'Arabie Saoudite, ce merveilleux pays ? Jugez plutôt... 28 millions d'habitants, 727 milliards d'euros de PIB. Le pays fait donc rêver nos auteurs de Davos. Le travail y est "trop régulé", pire qu'en France, mais il est sacrément moins "chargé" en "réglementation publique" (37ème rang contre 130ème pour la France). La "coopération" entre employeurs et salariés est aussi largement mieux notée en Arabie Saoudite (53ème rang sur 148) qu'en France (135ème). La facilité pour embaucher et licencier ("Hiring and firing pratices") est incroyablement mieux notée en Arabie Saoudite (36ème rang) qu'en France (144ème). Gorgée d'excédent pétroliers, l'Arabie Saoudite "score" facilement très haut en matière d'équilibre des finances publiques. Certes, le pays affiche de piètres performances en matière de santé - notamment contre la malaria ou le paludisme -  d'espérance de vie, d'éducation (sur tous les items, la France s'en sort mieux), mais qu'importe, le pays est un paradis fiscal à tous points de vue: il est classé cinquième sur 148 en matière d'impositions sur les bénéfices (contre 134 pour la France). Quelle angoisse !
Bref, la dictature islamiste, il n'y a rien de mieux !
Cet appauvrissement de la pensée a quelque chose de terrifiant. Les plus grandes écoles de commerce - HEC en France, la London Business School of Economics  - ont collaboré à l'ouvrage.
Lire le rapport. 
[NDR: ce rapport est l'une des plus belles intoxications quotidiennes dont nous sommes régulièrement victimes. Il n'est pas question ici de contester que l'ordinateur avec lequel ces lignes sont écrites a été conçu dans la banlieue de San Francisco, fabriqué par une main d'oeuvre bon marché en Chine quelque part chez Foxconn, et vendue sans doute sans TVA par l'entrepôt d'une multinationale fiscalement apatride. Mais il reste terrifiant de constater que des éditocrates et responsables prétendument patriotes considèrent cela comme "normal" ou inévitable.]

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