Les libertariens transforment le New Hampshire.
Par Garrett Quinn, depuis les États-Unis.
En 2001, un doctorant à Yale nommé Jason Sorens a publié un essai dans le petit webzine The Libertarian Enterprise, déplorant l'échec des efforts libertariens aux élections. « Rien ne fonctionne », écrivait-il, parce que les libertariens sont dispersés. La seule façon d'avoir un impact réel, selon lui, serait de concentrer des milliers de militants libertariens dans un État avec une petite population et un gouvernement facilement accessible. Sorens a évalué qu'une population idéale était de 20 000 personnes, un groupe imaginaire de libertariens qu'il a baptisé le Free State Project, le Projet d’État Libre.
Douze ans plus tard, contre toute attente, le rêve étrange de Sorens se réalise. À ce jour, près de 14 000 amoureux de la liberté ont promis de déménager dans le New Hampshire dès que le Free State Project aura atteint son objectif de 20 000 signataires. Plus de 1 100 d'entre eux, connus sous le nom de « pre-staters », ont déjà déménagé à Manchester, Concord, Nashua, et même dans la région rurale du nord de l’État afin de préparer le terrain pour l'arrivée prochaine des libertariens. Ces militants infiltrent les institutions politiques et judiciaires du New Hampshire, adhérent à des associations communautaires, se lient d'amitié avec (et contrarient) les habitants, et essentiellement font de la Nouvelle-Angleterre leur chez-eux.
Des Free Staters à l'Assemblée législative
La première Free Stater, Jackie Casey, a fait ses valises en 2003, juste après qu'un vote en ligne a déterminé que le New Hampshire arrivait en tête face au Wyoming et d'autres États prétendants au titre de Free State. Casey avait milité pour le Wyoming. « Je n'ai pas voté pour le New Hampshire » a-t-elle déclaré à la chaîne de télévision de Boston WCVB en 2004. Mais « j'ai déménagé ici parce que j'ai pris un engagement ».
L'une des principales raisons pour laquelle le New Hampshire a gagné c'est qu'il bénéficiait de couloirs accessibles vers le pouvoir. Le style prédominant de gouvernement dans la plupart de ses municipalités est la réunion communale, et son corps législatif est le troisième plus grand au monde, avec 424 sièges.
Les pre-staters y ont facilement siégé tout de suite. Après l'élection de 2012, ils ont obtenu une dizaine de postes législatifs à la fois à droite et à gauche. Leur nombre pourrait bien être plus élevé, car certains Free Staters élus ont tu leur affiliation au mouvement par peur de réactions négatives lors du scrutin. Mais étant donné que le salaire annuel moyen d'un législateur d’État du New Hampshire est de seulement $100, le travail doit être un travail d'amour et de passion, une spécialité des Free Staters.
La répartition professionnelle des Free Staters à l'Assemblée législative reflète la diversité du mouvement, il y a des agents immobiliers, des avocats, des écrivains, des ambulanciers, des livreurs et des programmeurs informatiques. Certains sont nés dans le New Hampshire, tandis que d'autres sont originaires de Floride, de New York, du Massachusetts, et du Nevada.
L'influence libertarienne a déjà payé en matière de gouvernance. En 2007, le pouvoir législatif du New Hampshire a voté pour bloquer la mise en œuvre dans l’État d'un système national de carte d'identité. La bataille contre le REAL ID a été menée par Joel Winters, premier membre du Free State Project à siéger en tant que représentant de l’État. Winters, un démocrate originaire de Floride, a mené une campagne axée sur les libertés civiles et la défense de la vie privée à peine deux ans après s'être installé dans le New Hampshire.
Winters, entrepreneur en bâtiment, note que d'autres victoires législatives du Free State sont moins visibles, car elles impliquent l'interception de mauvaises lois avant qu'elles soient votées. « Il y a toujours des propositions visant à étendre les exigences d'octroi de licences, et nous avons aidé à les stopper » dit-il, prenant à titre d'exemple la mise en échec des restrictions sur les armes à feu et des règlementations concernant la ceinture de sécurité.
Les Free Staters ont remporté une autre victoire en 2010 quand le représentant de l’État Jenn Coffey (républicain) a réussi à faire voter avec une facilité étonnante un projet de loi abrogeant toutes les lois restreignant le port de couteaux dans le New Hampshire. Avant que la loi Coffey ne soit adoptée, les restrictions de l’État concernant le port de couteaux étaient plus sévères dans certains cas que les lois sur les armes à feu. Stylets, crans d'arrêt, poignards et autres couteaux de collection avaient été mal définis dans les lois concernées. La loi Coffey a été adoptée à l'unanimité par les deux chambres et a été rapidement promulguée. Elle a été accompagnée par une autre loi interdisant aux municipalités de voter de nouvelles restrictions ayant pour but d'annuler la loi Coffey.
En 2011, les représentants de l’État Mark Warden et Calvin Pratt (républicains) ont défendu la liberté de fabriquer sa propre bière, en parrainant une loi qui autorise les particuliers à ouvrir des brasseries pour vendre leurs produits sans avoir à installer une cuisine professionnelle pour offrir un menu complet aux clients. Le résultat : un micro-boom dans les nano-brasseries. Warden dit qu'il y a maintenant au moins huit nouveaux petits brasseurs indépendants dans l'État 'Vivre Libre ou Mourir'.
Beaucoup de Free Staters vous diront que l'une de leurs plus grandes victoires jusqu'ici a été l'adoption et le renforcement des lois sur l'annulation du jury. L'annulation a lieu lorsque les jurés acquittent un défendeur non pas parce qu'ils pensent qu'il est innocent, mais parce qu'ils croient que la loi, ou son application dans ce cas, est injuste.
L'effort pour ressusciter et formaliser l'annulation du jury dans le New Hampshire, qui a commencé au début des années 2000, a été la passion de Free Staters tels que Cathleen Converse, Richard Angell et John Connell. Ils y ont travaillé sans compter avec un résident de longue date du New Hampshire, Bob Constantine, afin de sensibiliser l'opinion sur le droit des jurés de juger la loi autant que les faits du dossier. Leurs efforts ont été suractivés en 2005, quand la Cour Suprême du New Hampshire a statué dans l'affaire État contre Sanchez que les lois des États relatives à l'annulation du jury étaient trop opaques.
Les Free Staters, avec quelques habitants épris de liberté, gèrent une association calquée sur l'Association du Jury Pleinement Informé du Montana, appelée New Hampshire Jury Information, qui éduque les jurés et le grand public sur l'annulation du jury. Ses membres sont souvent postés devant les palais de justice pour distribuer des dépliants et des brochures aux jurés. Depuis au moins une décennie, c'était le seul moyen légal d'informer les jurés de la possibilité qu'ils ont d'annuler une loi. Puis en juin 2012, après sept tentatives infructueuses, les militants ont enfin pu faire voter une loi permettant aux avocats de la défense d'« informer le jury de son droit de juger les faits ainsi que l'application de la loi en ce qui concerne les faits ».
Ce militantisme a mené à une victoire de grande envergure en 2012, quand un jury dont faisait partie Cathleen Converse a acquitté un rastafari nommé Douglas Darrell des accusations de culture de cannabis qui pesaient contre lui après avoir entendu – fait rare – le juge du comté de Belknap James O'Neill lui lire les directives du New Hampshire concernant l'annulation du jury : « Même si vous trouvez que l’État a prouvé chaque élément de l'infraction reprochée au-delà de tout doute raisonnable, vous pouvez toujours trouver l'accusé non-coupable si vous avez le sentiment en toute conscience qu'un verdict non-coupable serait un résultat équitable dans cette affaire. » Au moment du procès de Darrell, la loi du New Hampshire laissait le droit aux juges de décider au cas par cas si l'information à propos de l'annulation était appropriée. O'Neill a décidé que oui après que l'avocat de Darrell a contesté devant l'accusation le bien-fondé de sa condamnation étant donné qu'il faisait pousser le cannabis pour ses propres usages religieux et médicinaux.
Sur une note plus légère, en 2012, le représentant de l’État Seth Cohn (républicain), en réponse à la tentative d'abrogation de la loi de 2009 du New Hampshire reconnaissant le mariage homosexuel, a soumis une loi qui aurait interdit tout mariage entre deux gauchers. Les années précédentes, le plaisantin avait présenté des projets de loi interdisant tous les mariages et les remplaçant par des unions civiles.
Les festivités ne se limitent pas à l'Assemblée législative. À Keene il y a une mode pour le « Robin-des-Boisage », une forme d'activisme où les gens guettent les pervenches dans les rues et alimentent les parcmètres arrivant à expiration. Cette pratique rend fous les responsables locaux mais font la joie des résidents. Les Free Keeners ont vu affluer via leur site web de petits dons réguliers pour financer la cause du sauvetage des propriétaires de voitures malchanceux.
« On a fait du chemin, et on gagne en puissance », explique Carla Gericke, Présidente du Conseil d'Administration de la Fondation Free State. « Une partie de [notre] succès vient du fait que nous avons choisi le bon État. Il y a un individualisme farouche ici. C'est presque comme si on réveillait les habitants qui étaient peut être totalement désengagés et ils se réveillent à ces idées de liberté ».
Insultes d' « étatiste »
Le Free State Project n'a pas été de tout repos. Au cours d'une campagne en 2012 pour la législature de l’État, deux Free Staters se sont affrontés, se traitant mutuellement d'« étatiste ». Mais les querelles internes du Free State ont été mineures comparées à l'hostilité grandissante qu'ils inspirent aux intérêts politiques locaux.
En décembre 2012, la représentante d’État Cynthia Chase (démocrate) a qualifié les Free Staters de « plus grande menace à laquelle l’État est confronté aujourd'hui ». Chase, a appelé sur le blog de gauche Blue Hampshire les opposants au Free State d'être aussi inhospitaliers que possible pour mieux décourager l'afflux des libertariens. Victoria Parmele, membre de la Commission de Planification Régionale du comté de Strafford, a dit en 2013 au New Hampshire Magazine qu'elle trouvait les Free Staters très agressifs, appelant le mouvement « libertinage sous stéroïdes. »
L'adversaire démocrate du représentant d’État Warden en 2012, Aaron Gill, a accusé les Free Staters de menacer les idéaux du New Hampshire. « Imaginez ce qui arrivera quand 20 000 Free Staters arriveront ici, se feront élire et voteront », a-t-il écrit dans une lettre au Concord Monitor. Ironie qui n'a pas échappé aux Free Staters, ni Chase, ni Gill n'est natif du New Hampshire : Chase est arrivé de Rhode Island en 2006 et Gill a déménagé du Massachusetts en 2002.
Le mouvement s'amplifie
La dynamique du Free State Project est palpable au Forum Liberté, un rassemblement annuel hivernal à Nashua, avec des discours, des séminaires et des stands d'exposition. Lors du Forum Liberté 2013 en Février dernier, Gericke rayonne d'excitation et d'énergie sur le podium. « Nous allons écrire l'histoire ! » se réjouit-elle. « Nous sommes des pionniers. Nous changeons le monde d'une manière fondamentale, avec un tas de gens intelligents, un tas de gens brillants. Nous pouvons changer les choses ! »
Originaire d'Afrique du Sud, Gericke est une avocate d'affaires qui a déménagé de la Californie vers le New Hampshire glacial en 2008 après avoir travaillé comme conseiller juridique pour plusieurs entreprises classées dans la liste Fortune 500. Elle partage maintenant son temps entre l'activisme pour Free State et le Projet des Écrivains du New Hampshire. Elle retrace ses racines militantes à son enfance passée dans l’État policier de l'Afrique du Sud du temps de l'apartheid. « Je suppose que j'ai toujours été une rebelle », dit -elle.
Quand elle a perdu son emploi après que la bulle technologique a éclaté au début des années 2000, Gericke est devenue de plus en plus fascinée par la façon dont les marchés fonctionnent. Elle s'est plongé dans tous les livres d'économie qu'elle a pu trouver au cours de cette période stressante, et a finalement conclu qu'elle était libertarienne.
La mission de Gericke est d'accélérer la phase finale de recrutement. Le projet est en passe d'atteindre son objectif de 20 000 Free Staters (ou porcs-épics, comme ils sont affectueusement appelés – une créature dangereuse seulement quand elle est attaquée) d'ici 2018, mais elle veut atteindre ce chiffre en 2015. Ce dont ils ont besoin maintenant, dit-elle, c'est d'argent. « Je pense que le Free State Project a mûri », dit Gericke à l'auditoire, « et j'espère que nous allons continuer à mûrir, et la maturation a ceci d'intéressant, c'est qu'il arrive un moment où on se dit : "Eh les gars, nous devons passer aux choses sérieuses" ». Elle se lance dans un bref discours pour expliquer pourquoi le Free State Project a besoin de lever la somme jusque-là impensable de $270 000 pour arriver à l'objectif de 20 000 Free Staters.Un facteur clé dans le progrès accéléré vers l'objectif de recrutement a été les deux campagnes présidentielles de Ron Paul. Le New Hampshire étant un des États où ont traditionnellement lieu les premières élections primaires, Ron Paul y a fait plusieurs visites de 2007 à 2012, faisant sortir les libertariens solitaires du bois dans divers forums internet. Ron Paul a approuvé à plusieurs reprises le Free State Project, y a fait des discours lors de certaines de ses manifestations, et a bénéficié (notamment en 2012) de la connaissance organisationnelle sur le terrain des porcs-épics. « Nous avons profité de sa popularité. Beaucoup de gens ont commencé à ouvrir les yeux, les jeunes en particulier », dit Jody Underwood, membre du conseil d'administration du Free State Project et propriétaire de Bardo Farm.
Les gens qui sont arrivés du mouvement Ron Paul étaient plus jeunes que les personnes qui avaient déjà épousé la cause Free State, et il y avait plus de femmes, ça a aidé à élargir la base démographique du groupe.
L'approche graduelle
Rien de tout cela ne semblait possible à l'époque en 2001, même à l’initiateur du Free State Project Jason Sorens. « Malheureusement, je ne suis ni un « organisateur », ni une « personnalité » libertarienne connue », écrivait-il dans son premier appel aux armes. « Je suis un politologue en herbe, un penseur, je ne sais rien du leadership, et mon nom n'a pas de cachet. » Maintenant Sorens, qui vit et enseigne à Buffalo mais a visité le New Hampshire et les Free Staters à plusieurs reprises, pourrait finalement y emménager lui-même.
« Quand j'ai commencé » dit Sorens, « j'ai pensé que ça pourrait fonctionner, et j'ai pensé qu'il y avait une réelle possibilité que les gens se déplacent, mais je n'avais aucune idée de ce à quoi cela ressemblerait. Un millier de personnes qui déménagent et prennent en charge une communauté ? C'est incroyable. »
Sorens pense que la réussite du projet tient en partie à son approche modeste. « Le but du FSP était d'éviter l'utopie », affirme-t-il. Plutôt que d'essayer de « construire cette nouvelle société », dit-il, les Free Staters « ont plutôt opté pour le gradualisme, faisant des changements petits mais perceptibles, des changements significatifs. » Bâtir un nouveau monde exige un investissement massif avant même que quiconque voie les résultats, grands ou petits. Le Free State Project a déjà remporté des victoires sans dépenser beaucoup d'argent ni déchirer l'architecture sociale.
Est-ce que tous les 20 000 volontaires déménageront dans le New Hampshire une fois le seuil des signatures atteint ? Probablement pas, mais ça n'a pas d'importance. « Si nous avions 2 000 personnes solides, engagées qui en font leur affaire de s'impliquer », dit Cohn, « nous pourrions être au moins aussi puissants que l'un ou l'autre des partis, très probablement les deux. » Même une fraction du total serait OK selon Sorens aussi. « Regardez le changement qu'ils ont apporté en étant seulement 1 000 », dit-il. « Même 5 000 personnes, ça serait ahurissant. Je pense que notre objectif en ce moment est d'attirer autant de personnes que possible. Peu importe le nombre exact. Nous essayons simplement de faire du New Hampshire un phare de la liberté. »
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Un article publié en juin 2013 dans la revue Reason, traduit de l'anglais par Laure Lancelle Sanvito pour Contrepoints.