Brésil
Frei Betto : "La foi chrétienne suppose inévitablement un positionnement politique"
propos recueillis par Ruggero Gambacurta-Scopello - publié le 21/06/2013
Au moment où les Brésiliens descendent dans les rues pour exprimer leur mécontentement social, le dominicain et théologien de la libération Frei Betto nous a accordé un rare entretien, dans lequel il s'exprime notamment sur le rôle de la théologie et de la religion dans la politique en Amérique du Sud.
© João Laet
Condamné, emprisonné à l’âge de 20 ans, torturé, Frei Betto (de son vrai nom Carlos Alberto Libânio Christo) l’a été par le régime des militaires au Brésil (1964-1984). Son crime ? Appartenir à l’Alliance pour la Libération Nationale et être un opposant à ce régime « frère jumeau d’Adolf Hitler ».
Né en 1944 à Belo Horizonte (Minas Gerais, Brésil), Frei Betto appartient à l’Ordre des Dominicains, et est un théologien de la libération très réputé, écrivain et militant politique, guidé, tout au long de sa vie, par la certitude que « l’Esprit Saint souffle où il veut et quand il veut » (lettre écrite en prison, à vingt ans, à un camarade de séminaire).
Auteur d’une cinquantaine de livres traduits en plusieurs langues – notamment de Fidel et la religion (1984) et d’Hôtel Brésil (2006) – Frei Betto a reçu plusieurs prix et distinctions, dont la médaille de la Résistance Chico Mendes, décernée en 1998 par le groupe Tortura Nunca Mais/RJ (Torture : plus jamais), le prix Paolo Borsellino, pour son engagement en faveur des droits de l’homme, et, très récemment, le prix Unesco/José Marti 2013. Avec Lula, il a été l’un des fondateurs du syndicat CUT (Central Única dos Trabalhadores, ou Centrale Unique des travailleurs), devenu ensuite le Parti des Travailleurs, s’est engagé dans le Mouvement des sans-terre, et a été à l’origine du programme Faim Zéro, lorsqu’il était le conseiller spécial du Président Lula.
Actualité
Le Brésil est actuellement secoué par un mouvement général de protestation pacifique contre la hausse des prix généralisée, contre les travaux pharaoniques pour la Coupe du monde de 2014 et les Jeux Olympiques de 2016, et, plus largement, contre la corruption. Quelle est votre analyse sur ces faits sociaux ?
Les manifestations actuelles expriment le mécontentement de la population face à l’augmentation de l’inflation, qui se reflète dans la hausse des prix des transports en commun et des produits alimentaires ; ceci constitue une réelle menace pour la stabilité économique, pouvant aller jusqu’à la dévaluation de la monnaie, le réal. On proteste tout aussi bien contre les dépenses exorbitantes que demande la préparation de la Coupe du Monde au Brésil, tandis que, à cause du manque d’investissements publics, l’éducation et la protection sociale sont de très mauvaise qualité.
Aucun parti n’est capable de canaliser ce mécontentement, pas plus l’Église ou la théologie de la libération. Il faut savoir qu’on est face à une mobilisation qui est née à partir des réseaux sociaux. Ce qu’il y a de préoccupant, c’est que tout ceci peut se terminer comme le mouvement « Occupy Wall Street », c’est-à-dire sans propositions, sans programme, sans continuité constructive.
Vous avez participé à la fondation des Communautés ecclésiales de base, dans le contexte politique des dictatures latino-américaines. Comment définiriez-vous le rôle actuel de la théologie de la libération, au moment où s’expriment de fortes inégalités sociales ?
La théologie de la libération, d’une certaine façon, a imprégné toute l’Église catholique. Les critiques de Jean-Paul II et de Benoît XVI contre le néolibéralisme le montrent. Aujourd’hui, la théologie de la libération perdure, même en Europe, où le chômage et les inégalités sociales augmentent. Comment parler de Jésus sans mentionner les graves problèmes économiques qui touchent tant de pauvres ?
La théologie de la libération n’est donc pas morte ?
Si elle est morte, comme le dit Gustavo Gutiérrez (prêtre péruvien, considéré comme fondateur de la théologie de la libération), on ne m’a pas convié à l’enterrement… Est libératrice toute théologie qui tienne en compte la situation de misère et de pauvreté dans le monde, des racismes et des fondamentalismes, des relations de genre et des avancées de la science, comme la génétique ou les nanotechnologies. Cette relation qui se tisse entre la réflexion théologique et la réalité dans laquelle nous vivons, est la grande contribution de la théologie de la libération. Je suggère de consulter les œuvres écrites par des théologiens de la libération pendant les dernières décennies pour constater à quel point elles accompagnent de nouvelles thématiques, comme la physique quantique, l’écologie et les alternatives au néolibéralisme.
Quel doit être, d’après vous, le rôle politique d’un ecclésiastique ?
Je suis d’avis que les évêques, les moines, les sœurs ne devraient s’affilier à des partis politiques que dans des circonstances exceptionnelles. Mais toute personne qui participe, dans l’Église, a un rôle politique au sens aristotélicien du terme. La politique se fait en participant ou en ne participant pas, en condamnant ou en sacralisant. Il est impossible de ne pas faire de politique. Il peut y avoir de la dissimulation, de la déception, mais jamais de la neutralité. Chaque chrétien doit trouver sa manière de participer à la vie politique, ce qui peut être fait, par exemple, par la prédication, l’engagement dans des associations ou dans des ONG.
Comment conciliez-vous religion et politique ?
Je termine à ce moment un livre sur ce sujet : Ce que la vie m’a enseigné (O que a vida me ensino, éditions Saraiva). Jésus n’est pas mort de maladie dans son lit ni d’un accident de chameau dans les rues de Jérusalem ! Il est mort comme Jean Moulin, arrêté, torturé et condamné, par deux pouvoirs politiques, à la peine de mort que les Romains appliquaient aux esclaves : la crucifixion.
Dans le monde actuel et dans cette culture de proportions globales, où le pauvre est une collectivité innombrable, l’amour ne peut plus être seulement pensé en termes de relations interpersonnelles. Il devient aussi une exigence politique, d’entraide dans la vie, un engagement libérateur. Ceci ne signifie pas qu’il faut rationnaliser l’amour au point d’ignorer ce qui est personnel, sous prétexte de s’intéresser au collectif. Les racines et les fruits de toute transformation sociale qui se veut complète seront toujours les mêmes : le cœur humain, là où la divinisation de la personne devient la divinisation de l’Histoire.
Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, en Amérique latine, on vit dans un contexte à la fois d’oppression et de libération. On ne peut pas imaginer une vie chrétienne qui soit politiquement neutre ou capable d’unir dans la religion des relations économiques injustes. Pour nous, chrétiens latino-américains, engagés pour le projet d’un Dieu de Vie, l’existence et la pauvreté, en tant que phénomène collectif, exigent, au nom de la foi, une prise de position.
Une telle réalité prouve que le projet de justice et de bonheur proposé par Dieu à l’être humain, tel qu’il est décrit dans les premiers chapitres de la Genèse, a été rompu par le péché originel. Les victimes de cette rupture sont principalement les pauvres, destinataires et récipiendaires de la Parole de Dieu. Pour cela, Jésus s’est mis à leurs côtés. Il ne l’a pas fait pour que les pauvres soient plus saints ou meilleurs que les riches, mais simplement parce que les pauvres sont pauvres – et l’existence collective des pauvres n’était pas prévue dans le projet originel de Dieu, dans lequel tous devaient partager les biens de la création et vivre comme frères et sœurs.
Personne ne choisit d’être pauvre. Tout pauvre est la victime involontaire de relations injustes. Pour cela les pauvres sont appelés par Jésus « bienheureux », puisqu’ils nourrissent l’espérance de changer cette situation, de façon à ce que la justice de Dieu puisse prévaloir.
Ainsi, l’expérience de la foi chrétienne en Amérique latine suppose inévitablement un positionnement politique. Que ce soit aux côté des forces d’oppression, comme le font ceux qui condamnent la violence politique des opprimés, sans s’interroger sur les mécanismes de la violence économique et du capitalisme ; ou que ce soit aux côtés des forces de libération, comme nous tous, qui avons en commun l’option préférentielle pour les pauvres.
Qui sont ceux qui ne s’interrogent pas sur ces mécanismes de la violence économique ?
Le fait est que nos références idéologiques ne nous permettent pas toujours de reconnaître avec certitude notre propre position. Les chrétiens, qui perçoivent sincèrement les symptômes (misère, infirmité, mort prématurée de millions de gens), ne parviennent pas à découvrir les causes de ces problèmes sociaux. En règle générale, de telles personnes jouissent de privilèges sociaux et/ou patrimoniaux, en tant que détenteurs de la propriété privée, et aussi de biens symboliques et/ou matériels. Ils élaborent une théologie qui leur permet de légitimer les mécanismes de domination à travers la séquestration du langage, en la promouvant au statut de sphère d’abstraction, comme si le discours religieux pouvait, de quelque façon que ce soit, cesser d’être aussi politique.
Pourriez-vous nous en dire plus sur la nécessité, pour un chrétien, de se sentir concerné par la misère des autres ?
C’est une exigence des Évangiles, une exigence de Jésus. Au chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu, Jésus aborde le thème du bon et du mauvais serviteur. Une description prophétique des temps eschatologiques, lorsqu’aura lieu le Jugement final, contient une parole de Jésus : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en partage le Royaume qui a été préparé pour vous depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez rendu visite ; j’étais en prison, et vous êtes venus à moi ». Et il ajoute : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits, qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Matthieu 25, 35-40). C’est aussi la signification de la parabole du Bon Samaritain, rapportée par l’Évangile de Luc (10, 25-37) : mieux vaut un homme qui interrompt son voyage pour secourir le nécessiteux qu’un lévite, un religieux qui, tout imbu de piété, lui passe devant dans la plus complète indifférence. Qui ne se préoccupe pas de la misère d’autrui n’est pas chrétien, même s’il est baptisé et s’il va à l’église.
Quelle est la relation entre révolutions politiques et révolutions religieuses ?
Dans toutes les révolutions politiques il y a eu un facteur religieux, en faveur mais aussi contre la révolution. C’était le cas dans les révolutions russe, chinoise, cubaine et sandiniste. Il y avait des chrétiens positionnés tant avec les oppresseurs qu’avec les libérateurs.
À l’heure actuelle, le danger réside dans le fondamentalisme religieux, quand on soumet la politique aux préceptes religieux, comme l’ont fait Ben Laden et George W. Bush. Nous courons le grave risque de perdre une importante conquête de la modernité : la laïcité de l’État et des partis politiques.
Pensez-vous que, dans l’Église catholique actuelle, il puisse y avoir une évolution positive, en mesure de répondre aux enjeux sociaux et aux nouvelles attentes des chrétiens ?
Oui, je place beaucoup d’espoir dans le pape François. J’espère qu’il promouvra une profonde réforme de la Curie romaine, qu’il défendra la cause des pauvres et des opprimés, et qu’il ouvrira le débat théologique sur les questions de sexualité.
Quel est le rôle de la prière ?
La foi fait de la prière un antidote contre l’aliénation. Prier, c’est se laisser questionner par l’Esprit de Dieu. Souvent, nous arrêtons de prier pour ne plus entendre l’appel de Dieu qui exige qu’on se convertisse, c’est-à-dire qu’on opère un changement de direction dans notre vie. Prier, c’est permettre que Dieu subvertisse notre existence, en nous enseignant à aimer comme Jésus a aimé : de façon libératrice.
Politique
Les sociologues parlent de « tournant à gauche » pour l’Amérique latine, depuis la victoire de Chavez en 1998 au Venezuela et tant d’autres victoires. N’estimez-vous pas, cependant, que les idéaux de gauche, imprégnés par la théologie de la libération, aient été affaiblis par l’exercice du pouvoir ?
Heureusement, les gouvernements progressistes en Amérique latine ne sont pas fondamentalistes. Dans les 50 dernières années, les pays d’Amérique latine sont passés par trois cercles politiques : le premier – les dictatures militaires – a été mis en déroute par la lutte populaire et par le désastre économique. Le deuxième – les gouvernements messianiques néolibéraux (Collor au Brésil; Menen en Argentine; Fujimori au Pérou; Caldera au Venezuela; García Mesa en Bolivie etc.) – a aussi échoué économiquement et a été sanctionné par les urnes. Nous sommes actuellement dans le troisième cycle, celui des gouvernements démocratiques, populaires, élus démocratiquement et indépendants, qui gouvernent en étant centrés sur les droits des plus pauvres.
Que faire, quand on est un État, pour parvenir au stade de la « démocratie économique » ?
La démocratie, qui était présente durant de longues années en Amérique latine, était à peine virtuelle, étant contrôlée par le pouvoir économique. Maintenant, nous passons d’une démocratie de délégation (on vote pour quelqu’un qui n’a pas de comptes à rendre), à une démocratie de représentation (où prédominent, dans l’échelon politique, les représentants des grands groupes économiques). Certains vont vers une démocratie participative. Cependant, nous sommes très loin de cette démocratie régie par les mouvements sociaux organisés.
Si vous deviez dire quels sont les évènements historiques, religieux et politiques les plus importants des quatre dernières décennies, lesquels mentionneriez-vous ?
Quatre décennies signifient de 1973 à 2013. Je dirais que les événements les plus significatifs ont été les suivants : la fin des dictatures militaires en Amérique latine, la chute du mur de Berlin, l’élection du pape François, l’ascension de la Chine comme puissance mondiale, l’élection de Lula à la présidence du Brésil, les visites de Jean-Paul II et de Benoît XVI à Cuba, et le fait qu’ils aient loué les réussites de la Révolution.
La religion au XXIe siècle
Quelle est votre opinion sur le paysage religieux du Brésil et de l’Amérique latine contemporaine ?
Avec la chute du mur de Berlin et le déclin des idéologies libertaires, les religions ont commencé à développer un rôle important, que ce soit comme facteur de libération que comme facteur d’oppression. Ce qui m’inquiète, au Brésil, c’est le fondamentalisme religieux qui s’articule politiquement dans le but de s’imposer à l’ensemble de la population, comme, du reste, dans d’autres régions du monde. Quant à l’explosion du nombre d’évangéliques et l’augmentation du nombre d’athées, je pense que cela oblige l’Église catholique à repenser ses méthodes d’évangélisation. En règle générale, ces méthodes sont archaïques, et sont centrées sur le moralisme et le cléricalisme.
Néanmoins j’apprécie notre diversité religieuse, considérée par beaucoup comme un phénomène de syncrétisme, de fusion entre des éléments provenant de religions diverses. Mais après tout, le christianisme au Brésil est aussi syncrétique que celui qui se pratique à Rome, où se mêlent christianisme, paganisme, judaïsme et de forts restes des traditions de la noblesse européenne.
Comment interprétez-vous les nouveaux défis posés à la religion au Brésil ?
Je pense que le plus grand défi de l’Église catholique est de valoriser la spiritualité plus que la religiosité, plus les communautés ecclésiales de base que les paroisses, plus l’option préférentielle pour les pauvres que les messes-show, plus l’enseignement de Jésus que le moralisme.
D’après vous, y-a-t-il un combat entre une Église conservatrice et une Église progressiste ?
Aucun combat. Elles vivent ensemble dans la même Église catholique, sous le même pape.
Vous avez dit à la presse que le nouveau pape, François, ne changera pas les choses en profondeur. Mais comment interprétez-vous son discours sur la pauvreté ? Le pape a vécu dans une favela de São Paulo, tout comme vous l’avez fait à Buenos Aires. Quelles différences peut-on faire entre François et un théologien de la libération comme vous ?
Je ne peux pas me comparer à Jorge Mario Bergoglio, et encore moins au pape François. Ce que nous avons en commun, c’est d’être latino-américains et de défendre les droits des pauvres. Oui, le pape a parlé de l’attention qu’il faut porter aux pauvres. J’espère qu’il parlera aussi des causes de la pauvreté. Dom Helder Câmara a dit : « Quand je parle des pauvres on m’appelle « chrétien ». Quand je dénonce les causes de la pauvreté, on me traite de communiste ».
Y-a-t-il une possibilité pour que le pape récupère des éléments de la théologie de la libération ?
C’est inévitable, pour un pape comme François, qui a une telle sensibilité pour les pauvres et la question sociale.
Quel est votre rêve pour l’Église de demain ?
Qu’elle soit plus évangélique, qu’elle reflète l’image de Jésus de Nazareth, qu’elle embrasse avec courage et amour les causes de pauvres, qu’elle promeuve les femmes dans le sacerdoce et l’épiscopat, qu’elle pratique le dialogue interreligieux, qu’elle parle la langue des jeunes, qu’elle regarde la science et la technologie comme des avancées positives.
International
Il y a eu divers Forums sociaux mondiaux, et de congrès de théologiens. Comment vit-on, de nos jours, la théologie de la libération hors du Brésil et de l’Amérique latine ?
La théologie de la libération a perdu son impact depuis que la conjoncture politique en Amérique latine a changé, et que Jean-Paul II a « vaticanisé » l’Église catholique sur notre continent. Mais elle continue, elle vit encore, que ce soit dans les Communautés ecclésiastiques de base, dans les pastorales populaires, ou dans les œuvres produites par les théologiens de la libération, en dialogue permanent avec les thèmes actuels. Personnellement, je ne suis en contact avec des théologiens de la libération d’autres pays et d’Afrique que par quelques rencontres internationales occasionnelles, mais aussi à travers la lecture de leurs écrits.
Quel lien pouvons-nous tisser entre théologie de la libération et alter-mondialisme ?
Si l’on entend le terme alter-mondialisme dans la ligne du Forum social mondial, qui est à la recherche d’un modèle alternatif de société pour remplacer le capitalisme actuel, j’affirme que la théologie de la libération considère ceci comme prioritaire, d’autant plus si l’on tient en compte l’expérience de nos peuples d’origine comme les indigènes, et de leur savoir du « bien vivre (Sumak Kawsay) ». Par cette expression, tirée de la langue andine kichua, on indique le modèle de développement équatorien, fondé sur une harmonie de long terme entre systèmes économiques, politiques, sociaux et environnementaux, en opposition au modèle d’accumulation capitaliste.