Cet opéra de Massenet, créé en novembre 1885 à Paris, est directement inspiré de la pièce de Corneille. Certains vers sont même carrément repris mot pour mot, ce qui donne parfois un résultat assez étrange quand ils se trouvent mélangés aux inventions rimiques et rythmiques des librettistes… (Cela prouve en passant que n’est pas Corneille qui veut…).
Je ne vais pas vous faire l’injure de penser que vous ne connaissez pas ce personnage d’abord historique, puis très vite littéraire. Rodrigue fait partie de ces héros dont on apprend assez tôt, au collège, l’existence et l’histoire de ses amours contrariées avec Chimène est présente (mais pour combien de temps encore ?) dans moult cervelles d’élèves et de parents.
Cela dit, ce brave Rodrigue immortalisé (entre autres) par Corneille n’est pas ce qu’on pourrait appeler le « parfait exemple du parfait chevalier ». Le véritable Cid, de son nom Rodrigue Diaz de Vivar présente quelques défauts particulièrement gênants, surtout pour son roi. Expliquons-nous.
Né en 1043 près de Burgos, en Castille dans une famille de petite noblesse, il est élevé à la cour de l’infant Don Sanche, fils de Ferdinand 1er, roi de Castille. Sanche, à la mort de son père devient roi et donne à Rodrigue le commandement de ses armées. Très vite, Rodrigue gagne le surnom de « Campeador » c’est-à-dire « le victorieux ». L’assassinat de Sanche en 1072 permet à son frère, Alphonse VI, déjà roi de Léon, de monter sur le trône de la Castille. Rodrigue, fidèle à Sanche, ne trouve rien de mieux à faire qu’obliger le nouveau souverain à jurer qu’il n’est pas responsable du meurtre de son frère ce qui, on s’en doute, mécontente fort Alphonse. Mais afin de réunir les maisons de Léon et de Castille, le roi marie Rodrigue à Chimène, une des proches parentes d’Alphonse. Puis il envoie Rodrigue récupérer les tributs que lui doit le roi musulman de Séville et c’est à cette occasion que le jeune chevalier acquiert son surnom arabe de « Cid » c’est-à-dire « Seigneur ».
Cependant, Rodrigue n’est pas un vassal de tout repos. Il faut sans cesse le rappeler à l’ordre et Alphonse VI, lassé, finit par confisquer tous ses biens et l’exiler. Qu’à cela ne tienne : Rodrigue va donc devenir un mercenaire, se vendant pour de l’argent à qui voudra de lui dans son armée. Et vu ses exploits, il est évidemment fort bien payé. En 1094, il investit pour son propre compte la ville de Valence, s’y installe et mène une vie de grand seigneur. Il christianise la ville (auparavant sous la domination musulmane), se réconcilie avec Alphonse VI et meurt en 1099, auréolé d’une vague odeur de sainteté. Et Chimène, me direz-vous ? Qu’a-t-elle fait pendant tout ce temps ? Rien, ou du moins rien de particulièrement marquant, ce qui n’a rien d’étonnant vu l’anonymat dans lequel les femmes étaient plongées à cette époque.
Comme on le voit, ce cher Cid est donc avant tout un homme de guerre, vaillant certes, mais dépourvu de scrupules, rapace au point de se vendre à n’importe qui pour gagner le plus d’argent possible. C’est dire s’il est loin de l’avatar créé par Corneille, « honnête homme » jusqu’au bout des ongles.
La légende du Cid va prendre vie très rapidement et ce dès la décennie 1080. Poèmes, chansons de geste, romances vont se succéder tout au long des siècles pour vanter la gloire de Rodrigue. Au 19ème siècle, ce thème est très à la mode et de nombreux auteurs s’en emparent : Victor Hugo dans La Légende des siècles, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Leconte de Lisle, Hérédia… « A l’exotisme de l’Espagne mauresque s’ajoute, pour ces auteurs, celui d’une féodalité à peine humanisée par le christianisme. » (1)
Bien évidemment, un tel personnage ne pouvait qu’inspirer les dramaturges. Si dès 1579, Rodrigue devient un héros de théâtre, c’est cependant en 1618 qu’il prend une véritable existence dramatique avec Las Mocedades del Cid (= Les Enfances du Cid) de Guillén de Castro. C’est à cette œuvre que Corneille emprunte la matière du Cid, la tragi-comédie créée en janvier 1637 par la troupe du Marais. La Querelle qui s’ensuivit à son sujet prouve assez le succès de la pièce ; d’un héros national espagnol, Corneille fait de Rodrigue une figure majeure de la littérature française et européenne. S’il a beaucoup imité les Enfances du Cid, il a dû toutefois beaucoup également élaguer, simplifier, condenser, pour adapter son modèle aux exigences du théâtre classique français. L’aspect religieux a été gommé au profit du thème de l’amour, et le roi a un rôle beaucoup plus actif. Assez peu représentées au 18ème siècle parce que ne correspondant plus au goût de l’époque, les pièces de Corneille vont, au 19ème, connaître un sort plus ou moins semblable, le Cid étant néanmoins de loin la pièce la plus jouée et la plus appréciée. Mais elle est tributaire de ses interprètes qui n’arrivent pas toujours à être convaincants. De plus, la Comédie-Française avait pris l’habitude depuis le 18ème siècle, « de couper les rôles de l’Infante, de Léonor et du Page, ce qui [entrainait] la suppression d’environ 360 vers sur 1840. De plus, on [faisait] commencer l’histoire par la dispute entre Don Diègue et le Comte et on [supprimait], ici ou là, des vers jugés trop déclamatoires. » (1) C’est seulement en 1872 que Le Cid fut à nouveau monté dans son intégralité.
Venons-en maintenant à son adaptation lyrique par Massenet. En 1884, la France fête le bicentenaire de la mort de Corneille. L’initiative de transposer Le Cid en opéra n’est sans doute pas étrangère à cette commémoration. Mais tirer un ouvrage de la pièce de Corneille n’était pas chose facile. Le théâtre classique français a très peu inspiré les librettistes d’opéra, pour plusieurs raisons : d’abord, jusqu’en 1864, ce répertoire est propriété exclusive de la Comédie-Française, peu disposée à céder ses droits pour une adaptation ; de plus, l’esthétique de l’opéra est assez éloigné de celui des Classiques : les unités de lieu, temps et action, les personnages peu nombreux, les Bienséances qui interdisent tout duel en scène, toute bataille, toute mort expressément montrée sont autant d’obstacles quasiment rédhibitoires, car ces éléments sont une composante essentielle du grand opéra. A cela, il faut ajouter la versification : l’alexandrin classique ne peut être chanté de la même façon qu’il est déclamé, les impératifs de la musique obligent à le modifier ; or, le public, qui connait bien le texte de Corneille ou de Racine n’est pas prêt à le voir transformer de cette manière. Il y a cependant un élément fédérateur entre ce théâtre et l’opéra du 19ème : tous deux accordent une place privilégiée à la peinture des passions, quelles qu’elles soient. Et Le Cid est sans doute une des pièces qui peut le mieux être adaptée à l’opéra. « L’ouvrage ne manque ni de passions, ni d’effets. De plus, il a l’avantage de n’obéir qu’à moitié aux règles classiques. L’unité de lieu n’est, par exemple, pas respectée (sauf à l’échelle de la ville de Séville). L’Espagne du XIème siècle, partagée entre Chrétiens et Maures, offre à l’action un cadre exotique. […] Les librettistes peuvent en outre justifier les modifications apportées à la pièce de Corneille en se référant à celle de Guillén de Castro. » (1)
Trois librettistes vont se partager le travail : Adolphe Ennery va tracer le plan, la « charpente » du futur opéra : il a acquis au cours de sa carrière une véritable science de la construction dramatique. Edouard Blaud est un librettiste confirmé qui a travaillé pour Offenbach : c’est à lui que revient la tâche –difficile- d’écrire les vers. Enfin Louis Gallet, lui aussi librettiste, va adapter le travail de ses confrères aux désirs d’un musicien qu’il connait bien puisqu’il était son principal collaborateur. Ce qu’ils vont imaginer est ingénieux : ils vont reprendre la structure de la pièce de Castro mais en maintenant les simplifications opérées par Corneille, voire en les accentuant. Sur cette trame, ils vont insérer les vers les plus connus de la tragi-comédie. Le résultat est parfois un peu bizarre, mais ils ne pouvaient guère faire autrement… Par exemple, à l’acte II, lorsque Rodrigue hésite sur le choix à faire –venger ou non son père-, ils ont gardé, tout en les réduisant, les fameuses Stances. En ce qui concerne les modifications, ils ont fait disparaître Léonore, la confidente de l’Infante, et c’est à Chimène elle-même qu’au premier acte, L’Infante avoue son amour pour Rodrigue ; à l’acte III, ils ont confondu en une seule scène les deux entrevues imaginées par Corneille entre Rodrigue et Chimène. De même, ils nous montrent Rodrigue à la guerre, ce qu’interdisaient les bienséances et l’unité de lieu.
Je ne peux pas, dans ce bref article, faire état de toutes les modifications qui ont été apportées à la pièce de Corneille. Bornons-nous à dire que, dans l’ensemble, elles donnent un bon livret : les trois librettistes ont su préserver la peinture des passions tout en la replaçant dans le cadre épique et chrétien imaginé par Castro. Finalement, contrairement à ce qu’on aurait pu penser, Rodrigue n’a rien perdu à se retrouver en train de chanter sur une scène d’opéra…
(1) Jean-Claude Yon, « Les avatars du Cid » in L’Avant-scène Opéra n°161.
ARGUMENT : En Espagne, au 11ème siècle ; Actes I, II et III, à Burgos ; Acte IV à Grenade.
Acte I – Premier tableau – Burgos, une salle chez le Comte de Gormas. Le Comte et ses amis évoquent Rodrigue qui va bientôt être armé chevalier ; Entre Chimène qui s’en réjouit ouvertement, d’autant plus que son père est loin de s’opposer à son mariage avec le jeune homme, fils d’une illustre famille. Le Comte, lui, espère bien devenir le gouverneur de l’infant, comme on le lui prédit. Restée seule, Chimène proclame son amour et est rejointe par l’Infante qui lui avoue être éprise de ce même Rodrigue mais qui la rassure en affirmant qu’une telle mésalliance ne peut se réaliser : Chimène épousera Rodrigue.
Deuxième tableau : une galerie conduisant du palais à l’entrée de la cathédrale. Le peuple, assemblé devant la cathédrale, rend grâce à Dieu de la victoire sur les Maures. Le Roi fait appeler Rodrigue qui jure fidélité à son roi et reçoit son épée. Tout le monde invoque Saint-Jacques, y compris Rodrigue qui se place sous la protection sur saint.
Le roi révèle à Don Diègue qu’il l’a choisi pour être le précepteur de l’infant. Colère du comte qui cherche querelle à Don Diègue ; le ton monte, le Comte gifle Don Diègue qui veut riposter par les armes mais est pris de faiblesse. Demeuré seul, il se livre à son désespoir et finit par demander à son fils de le venger. Rodrigue accepte, déchiré par la vision de Chimène qui passe devant les colonnades.
Acte II – Troisième tableau – Une rue à Burgos. Rodrigue erre seul, abattu. Il fait nuit. Il n’a plus le choix, il doit venger son père. Survient le Comte qui d’abord le dissuade de se mesurer avec lui puis finit par accepter quand Rodrigue lui demande s’il a peur de mourir. Duel rapide et fatal au père de Chimène ; arrive la foule, puis Don Diègue qui jubile, et enfin Chimène qui s’évanouit lorsqu’elle apprend que l’assassin de son père n’est autre que Rodrigue.
Quatrième tableau – La grande place de Burgos. Le matin. La foule danse et l’Infante distribue l’aumône puis bénit les fiancés. Arrive le roi qu’elle accueille et qui la remercie d’être son ambassadrice. Mais Chimène survient, demandant justice pour la mort de son père, suivie de Don Diègue qui plaide la cause de son fils et demande à être châtié à sa place puisque c’est sa vieillesse la seule responsable de la mort du Comte. Chimène est troublée, Rodrigue aussi et l’assistance divisée. Arrive un envoyé Maure annonçant la reprise des combats. Le roi s’inquiète : Le Comte, son meilleur capitaine est mort ; qui va commander l’armée ? Don Diègue suggère que Rodrigue le remplace. Le roi y consent et Chimène se désespère de ce nouveau coup.
Acte III – Cinquième tableau – La chambre de Chimène. Seule, Chimène peut enfin pleurer sur cette obligation où elle se trouve de venger son père tout en demandant la tête de son amant. (C’est l’air admirable « pleurez mes yeux… ».) Entre Rodrigue, venu lui dire adieu. Commence alors le duo attendu, où se mêlent reproches, plaintes, évocations douloureuse du bonheur passé. Rodrigue annonce qu’il va mourir et Chimène le supplie de revenir vainqueur pour rendre moins coupable sa faiblesse envers lui. Rodrigue exulte en entendant cet aveu et part au combat.
Sixième tableau – Le camp de Rodrigue – Le combat terminé, les soldats boivent et chantent. Les prisonnières mauresques dansent. Arrive Rodrigue qui leur reproche de mal se préparer à la mort qui les attend. En entendant cela, certains désertent et les autres se préparent à l’affrontement. Rodrigue reste seul éveillé.
Septième tableau – La tente de Rodrigue – Rodrigue s’adresse à Dieu : il a renoncé à l’amour et à la victoire. Saint-Jacques lui promet la victoire.
Huitième tableau – Le camp, la bataille – Les soldats courent au combat ; Rodrigue leur promet le triomphe.
Acte IV – Neuvième tableau – Grenade, Le palais du roi. Les soldats déserteurs ont fait courir le bruit de la mort de Rodrigue au combat. Don Diègue est très fier de la mort héroïque de son fils ; L’Infante et Chimène sont au désespoir et Chimène, libre désormais de laisser éclater son amour, révèle à quel point elle aime Rodrigue.
Dixième tableau – Le palais du roi, la grande cour. Rodrigue, proclamé « Cid » par les Maures, fait une entrée triomphale. Le roi lui demande ce qu’il désire mais seule Chimène peut lui accorder ce qui comblerait ses vœux. On demande donc à Chimène de se prononcer et elle ne peut que faire l’apologie du guerrier. Rodrigue s’étant offert de s’immoler, Chimène cède enfin et accepte d’épouser Rodrigue.
VIDEOS :
1 – Maria Callas, air de Chimène de l’acte III « Pleurez mes yeux… »
2 - Roberto Alagna, Air de Rodrigue à l'acte III.
3 - Pour ceux qui ont le temps : l'intégralité de l'opéra