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"Loin de soi" de Silvia Härri

Publié le 02 octobre 2013 par Francisrichard @francisrichard

Dans un recueil de nouvelles, un auteur a la possibilité de dresser le portrait de personnes toutes différentes les unes des autres et de s'en tenir éloigné à la faveur de ces différences. Car l'auteur, dans les conditions de ce genre littéraire, où les raccourcis et l'intensité sont de rigueur, peut aisément ne pas se livrer, ce qu'il fait immanquablement, ici ou là, quand il doit tenir la distance d'un roman, fût-il court.

Silvia Härri dépeint en situations, dans son recueil intitulé Loin de soi, des personnes de tous âges, à la première, à la deuxième et à la troisième personne, de sexe masculin comme de sexe féminin. Elle les regarde à distance tout en sachant les rendre proches. Elle se fait démiurge, un privilège d'écrivain dont elle ne se prive pas, et dont elle aime user.

Un petit garçon attend sa maman à la sortie de l'école. Le temps passe. Il n'ose pas bouger. Et pourtant cette attente est insupportable pour ce petit bonhomme.

Une femme passe un scanner dans un établissement hospitalier. Le médecin lui explique ce que signifie le résultat obtenu, dans son jargon, puis avec des mots qu'elle comprend trop bien.

Avant de se coucher, une femme âgée, pensionnaire d'un EMS, parle du petit monde de l'établissement à quelqu'un qui ne pipe mot et que le lecteur découvre à la fin.

Depuis son mayen un homme part épier les oiseaux. Il en a repéré un, rare, qui manquait à sa collection d'images. Au moment de toucher au but, il fait une chute.

Sans jamais lui en avoir touché un mot, Lucille est sensuellement amoureuse de sa prof d'histoire de l'art, une matière qu'elle maîtrise parfaitement, "telle la bête". Il existe entre elles deux une connivence tacite, qui se dément pourtant ce jour-là, pour elle ne sait quelle raison.

Les timides de l'expression orale se reconnaîtront dans sa pensée de gymnasienne:

"Ecrire, c'est tellement plus simple que parler. Même beaucoup plus simple que vivre."

Par une nuit nuageuse, elle et lui guettent le moment où les étoiles filantes leur permettront de faire un voeu. Elle ne l'aime plus, bien qu'il soit bien sous tous rapports, mais justement il est trop bien, et elle sait que cela présage routine et ennui. Or elle "préfère de loin le désordre à une prison"...

Passagère dans un train, elle écoute des bribes de conversations entre jeunes gens, entre une mère et sa fille, "copie plus jeune d'une vingtaine d'années", les annonces en gare, un passager qui se plaint et dégoise sur les jeunes, des échanges unilatéraux sur téléphone mobile etc.

Sur un réseau social, une femme, que les autres à l'école appelaient "la plaie", y crée un profil rêvé et décroche une rencontre inespérée avec un homme, impatient de faire sa connaissance:

"Est-ce que s'inventer la vie qu'on rêve, c'est mentir? Moi, je ne crois pas. Ce n'est pas vrai qu'il faut toujours dire la vérité."

Cette fois la personne est un objet, de soixante kilos, de plus d'un mètre de superficie, qui a su très tôt qu'on le ferait cardinal, au temps de la Renaissance. Les propriétaires successifs de cet objet sont en quête du nom du père de celui-ci.

Rom elle est. A quatorze ans, Eta est partie de là-bas. Cela fait dix ans qu'elle fait la pute ici, pour rembourser les dettes de la famille restée au pays. Là-bas elle ne peut donc pas rester. Ici non plus, parce ça la dégoûte.

Jean remettait toujours au lendemain le moment où il annoncerait à sa femme qu'il la quittait pour elle. Elle l'avait cru jusqu'au jour où il était parti en vacances "avec sa femme, naturellement". Il n'était jamais revenu. Il avait trouvé la mort dans un accident de la route. Alors elle l'enterre à sa façon.

Il est parti pour le Montana. Son maître à penser, Garland, lui avait dit que ça embellirait son CV et lui avait promis un poste de professeur associé à son retour. Alors il n'avait pas discuté:

"Si Garland suggère demande ou ordonne, j'exécute, un point c'est tout. Je ne me pose pas trop de questions inutiles. Serrer les dents, se taire, ne jamais refuser, je connais les règles du jeu."

Pendant son séjour au Montana, il fait une rencontre déterminante, avec un grizzli.

Elle est femme au foyer. Elle travaille dur: les commissions, le linge, la lessive, le repassage, la maison à tenir, les enfants, l'école, la vaisselle etc. Lui aussi travaille dur et se met devant la télé, aussitôt rentré. Ils ne se parlent plus. Ou plutôt, c'est elle qui parle, et lui ne répond plus.

Une psy reçoit dans son cabinet une jeune fille, Léonie, qui vient de passer sa maturité avec la mention bien et qui s'est inscrite à la Faculté de droit. Au début elle est muette comme une carpe. Peu à peu elle se livre et les rôles s'inversent. C'est la psy qui a finalement besoin de Léonie...

Toute une école a gagné un voyage. Sa femme, sa fille et son fils sont partis. Lui est resté. Il avait du travail en retard. Mais leur Tupolev a rencontré un autre avion à la suite de problèmes avec la tour de contrôle de Zurich. Alors il s'est retrouvé les menottes aux poignets:

"Je n'allais quand même pas le laisser vivre. Il avait détruit ma vie."

A quatre ans elle se rend chez tante Trudi, qui a lui a préparé un gâteau d'anniversaire, une forêt noire. Mais il n'est pas question de laisser tomber des miettes sur la moquette vert pomme, car il faut qu'ici tout soit tip-top. Elle revoit tante Trudi bien des années plus tard et tante Trudi lui a fait ...une forêt noire.

A l'atelier on lui a dit qu'elle devait rester focalisée sur sa vie intérieure. Pour ce faire, elle s'est installée contre le muret du cimetière. Mais elle a eu envie de parler de tout autre chose:

"Tout ce qui m'intéresserait, ce serait de parler de l'existence des arbres et de l'humus."

Luc est parti et l'a laissée. Il ne voulait pas du bébé. Elle, pendant tout le temps qu'elle l'attendait, elle se faisait une joie de leur rencontre programmée. Mais quand il est apparu, ce fut une autre histoire, qui se termine dans un tram...

Dans chacune de ces histoires courtes le style change et s'adapte au sujet. Ici c'est un gamin qui parle, là une personne âgée, là encore une ado. Chaque fois avec son vocabulaire, approprié. C'est bien sûr une remarque qui s'applique aux notes que prend la psy au cours de son analyse au détour inattendu.

Silvia Härri s'incarne vraiment dans chacune de ces personnes - et même dans un objet, une oeuvre d'art. Ces êtres ne se ressemblent pas, ils ne lui ressemblent pas. Il y a à la fois de la distance et de la proximité.

Cette distance et cette proximité sont celles de la créatrice avec ses créatures. Mais ces créatures, en dépit des vicissitudes qu'elles traversent, restent-elles elles-mêmes ou, au contraire, s'éloignent-elles de ce qu'elles sont vraiment d'ordinaire, parce qu'elles ont franchi un pas, sans retour possible?

"Demain n'est jamais un autre jour", dit pourtant l'une d'entre elles.

Francis Richard

Loin de soi, Silvia Härri, 176 pages, Bernard Campiche Editeur


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