En famille

«Papa, Maman, il faut que je vous parle.»

Inquiétude des parents -elle psychanalyste, lui chercheur au CNRS- soudain priés de s’asseoir dans le canapé Steiner à contre-jour du bow-window ouvrant sur le Jardin des Plantes. Pourquoi cette solennité ? ce léger frisson dans la voix d’Alexandre ? Le fils chéri va-t-il annoncer qu’il est gay ? qu’il abandonne Sciences po  ? qu’il part vivre à Bondy avec une caissière indienne ? qu’il aime la viande ?

«Mes chers parents, je sais tout ce que je vous dois et la peine que je vais vous faire, mais j’ai bien médité ma décision et n’y reviendrai pas  : je passe à droite. »

Silence traumatique, avec tout le fracas mental dans les verrières de la conscience de classe.

Le père, conçu l’année du ballottage gaulliste, trottinant en 68 au pied d’une barricade entre deux charges de CRS , grandi dans le Vème et la dérision des valeurs bourgeoises , présent au Panthéon ce jour de 81 où la France passait de l’ombre à la lumière , abonné à « Libé » pour ses dix-huit ans , aujourd’hui sympathisant LCR parce que « le peuple n’en peut plus du cocufiage social-démocrate» ; le père -pitié pour lui !- croit déjà voir sur l’écran du home-télé, dans la fièvre assassine du soir de second tour, le fils renégat sabrer le champagne au QG de Sarkozy.

Pour la mère, le diagnostic est d’une clarté biblique  : rechute tardive du rejeton au stade oedipien, avec castration du père dans l’isoloir et pénétration vaginale par la fente de l’urne maternelle, jusqu’au symbole utérin d’une femme dont le papa colonel votait Tixier-Vignancourt.

« Qu’est-ce qu’on a fait de faux ? » murmure-t-elle en saisissant la main gauche du mari. « Demande donc à ton fils !» lance le chercheur en dégageant ladite main sinistre pour désigner le traître et brasser l’air, « il a sûrement de bonnes raisons de tourner réac ! »

En effet le fils aurait beaucoup à dire. Par exemple, qu’on ne peut pas éternellement vomir la sélection pour les autres et chercher le meilleur pour les siens , processionner contre les expulsions et vivre à trois dans un six-pièces , flétrir l’obsession sécuritaire et renforcer sa concierge par un digicode sur le trottoir et une alarme sur le palier, vanter la laïcité au nom de la république et tolérer le voile en vertu du droit à la différence , accabler le Pape et comprendre les muftis , s’affliger de l’illettrisme et pérenniser les IUFM, pourfendre le libéralisme et dénoncer la sclérose administrative, chérir l’environnement et prendre la Ranger diesel pour aller acheter son pain bio rue Mouffetard.

Mais Alexandre ne dira rien de tout cela. Il aime son père et sa mère, et maîtrise à bonne école la rhétorique des clercs. « Vous n’avez rien fait de faux, mes chers parents, dit-il. Et à bien y regarder, je ne crois pas être en contradiction avec vos principes. Si la droite l’emporte, comme on peut le craindre au vu des mutations sociologiques et des divisions du camp progressiste, il faut que la générosité, la tolérance, toutes les belles valeurs dont vous m’avez nourri, infiltrent et tempèrent les programmes et les hommes choisis par le suffrage populaire. C’est ce que me disait hier un cadre influent du mouvement, qui compte sur moi pour les années à venir. »

Un ange passe.

La mère songe qu’un surmoi peut en cacher un autre ; qu’Alexandre après tout est autant le fruit d’un déterminisme génétique que le jouet d’un faisceau de fantasmes , bref : qui sait si la biologie ne va pas ruiner la psychanalyse ? Elle en frissonne et demande un fond de verre.

Le père aussi boirait bien quelque chose. En reposant la carafe de Baccarat, il concède qu’à se vouloir exclusivement frontale la lutte contre l’ordre bourgeois peut perdre en efficacité ce qu’elle gagne en panache.

« Quand même, songent-ils tous deux en sirotant leur bourbon, un fils à droite ! qu’est-ce qu’on va dire au Monde ? »

Arion

[Première parution en septembre 2006]