« Les mondains sont des êtres solitaires perdus dans une abondance de connaissances floues. Ils se rassurent à coups de poignées de mains. Chaque nouvelle bise est un trophée. »
Fréderic Beigbeder L’amour dure trois ans
Dans l’ambiance délétère qui agite constamment le monde sordide du travail social (comme il est naïf celui qui croit que le travailleur social est un hippie gentil) , une psychologue avec qui j’avais eu le plaisir de travailler pendant 5 ans me disait avec malice »Ah qu’est ce qu’on cache derrière les bises que l’on fait aux collègues… » . Et la question m’est revenue cette nuit, en pleine insomnie.
Quelle étrange coutume que d’embrasser chaque matin ses collègues, ces gens qui n’ont souvent en commun avec nous que de passer quelques dizaines d’heures chaque semaine dans le même lieu. Embrasser quelqu’un, sauf lorsque l’on s’appelle Judas, n’est-ce pas un geste d’affection, de tendresse ? Un geste que l’on devrait distribuer avec parcimonie à ceux qui nous sont vraiment chers au point qu’on puisse les accepter dans notre bulle d’intimité ? Au lieu de cela, combien d’entres nous se forcent à embrasser des gens qu’ils ne connaissent pas, pour qui ils n’ont aucun intérêt, parfois même pas d’estime ou pire un profond mépris juste parce que ce sont des collègues ou les connaissances de connaissances ?Et j’en reviens à cette réplique de la susmentionnée collègue : les bises que l’on donne ne servent-elles pas souvent de paravent à des émotions en totale contradiction avec la symbolique que devrait porter le fait d’embrasser quelqu’un ? Lorsque j’embrasse une collègue qui crie son amour du Front National avec la constance d’un Monte-Cristo se vengeant de ses ennemis, suis-je moi même ou suis-je en représentation du collègue qui ne veut pas faire de vague et se faire une ennemie ? Et elle-même , me faisant la bise tout en me sachant homosexuel, est-elle consciente d’embrasser quelqu’un que certains de ses congénères rêveraient de voir brûler en enfer , l’enfer pouvant très bien se trouver sur terre avec ces gens là d’ailleurs… Finalement , que de non-dits se cachent en fait derrière une simple bise matinale…
Dans ce bal des faux-culs le plus drôle est souvent de voir que ceux qui ne se plient pas à la règle du bisou du matin sont montrés du doigt comme des pestiférés ; l’antipathique collègue que voilà qui refuse la proximité avec des êtres dont il ou elle se fout en vérité autant qu’eux se foutent d’elle ou de lui sans l’avouer. Mais voilà la vraie intégrité : c’est refuser l’intrusion dans nos vies de personnes dont on ne veut pas , même si elles y sont pour des raisons qui sont , au final assez futiles comme le travail qui ne sera jamais qu’un gagne-pain et non un club de rencontre ou un club de tricot ou de bridge. Pourquoi provoquer absolument un malaise en soi en permettant d’échanger un geste d’affection avec des gens pour qui nous n’en avons pas ?
Suis-je obliger d’embrasser la première venue qui sitôt mes talons tournés va cracher son venin emplit de jalousie ? En quoi suis-je forcer de claquer la bise à une mégère qui m’interpella un jour en me disant « Ah on vient d’avoir 2 pédés , qu’est ce qu’on s’est marré ! » tout en sachant qui je suis. Étais-je contraint de baiser cette ancienne directrice qui voulait creuser des trous dans la forêt pour y mettre les malades mentaux ? Non.
Et j’ai pris cette nuit une grande décision : l’une des clés du bonheur , c’est la congruence , cette notion développée par le psychologue américain Carl Rogers et qu’on peut résumer ainsi : c’est l’accord entre ce que l’on est, ce que l’on fait, ce que l’on dit. Il y a congruence quand je ne nie pas ce que je ressens et je ressens , violemment, le besoin de ne plus paraître un gros nounours sur qui on peut s’essuyer les pieds et je ne veux plus nier le fait qu’on peut trop souvent se servir de moi car je ne sais pas dire non.
Désormais, c’est clair : je ne baiserai plus n’importe qui et je baiserai deux fois plus ceux que j’aime. Et heureusement , il y en a quand même beaucoup…La bise, c’est une chose trop précieuse pour l’offrir à n’importe qui.