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L’art et la guerre : le cas syrien

Publié le 08 octobre 2013 par Gonzo

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En Syrie, la scène artistique locale se présentait d’une manière assez remarquable quelques mois encore avant les soulèvements de février 2011. Associée aux débuts de la modernité arabe dès la seconde moitié du XIXe siècle et soutenue durant la période baathiste par de forts investissements de la part des autorités politiques, Damas était devenue symboliquement la « capitale culturelle » du monde arabe pour l’année 2008 (billet de l’époque). En réalité, la culture y était déjà « en crise ».

Non pas parce que les artistes syriens se rebellaient contre le pouvoir tant cette attitude est en théorie la norme pour la plupart des créateurs dans la région (dans la pratique, c’est naturellement un peu différent). Mais bien davantage parce que ce qui se passait dans ce pays mettait en évidence les modifications en profondeur du statut de la création. Ce qui se jouait en Syrie sur le plan culturel durant les années qui ont précédé la contestation du régime syrien, ce n’était donc pas toujours une lutte pour la liberté de créer mais aussi, dans ce cas précis en tout cas, une lutte pour la « liberté d’entreprendre », y compris au sens économique de l’expression.

Très investi d’enjeux qui dépassaient le cadre national de ce pays, le marché de l’art syrien, comme on l’avait évoqué à l’époque (ancien billet ici), posait de manière particulièrement évidente à la fois la question de son modèle économique et celle de son rôle social. En effet, la polémique opposant, d’un côté, quelques artistes (plutôt minoritaires et appartenant souvent aux générations les plus âgées) et, de l’autre, certains opérateurs privés en passe de « révolutionner » le monde de la création plastique permettait de comprendre que différentes conceptions de l’art et de sa mission, reposant sur des intérêts variés eux aussi, s’affrontaient brutalement.

Cette opposition frontale, on l’avait évoquée alors en proposant en traduction l’intervention dans le quotidien Al-Safir d’un des plus grands artistes locaux, Youssef Abdelké. Intitulé « Un art sans frontières », cette diatribe, assez violente, posait la question du devenir de la création plastique syrienne et plus largement arabe au moment où l’action de quelques intermédiaires privilégiés, tel le galeriste Khaled Samawi, permettait son intégration au sein du marché globalisé de l’art (billet sur ce sujet écrit à la suite).

Alors qu’on se demande comment la Syrie sortira – et dans quel état – de la spirale de violence qui l’entraîne depuis bientôt trois ans, que sont devenus les protagonistes de l’époque ? Peut-on encore leur prêter un peu d’attention dans un pays désormais ravagé par la guerre ? Oui, plus que jamais, ne serait-ce que pour constater combien les événements qui se sont déroulés depuis permettent une intéressante lecture rétrospective des positions qu’ils avançaient à l’époque. Mais également parce que le contexte actuel montre que les oppositions qu’on aurait pu croire simplement « esthétiques » participaient déjà d’un affrontement plus vaste, qui n’allait pas tarder à paraître au grand jour, entre différentes représentations, rivales et même antagonistes, du « monde arabe » et de sa place dans le système mondial.

Youssef Abdelké, on a eu l’occasion de l’évoquer dans ces chroniques, à l’occasion de son arrestation en juillet 2013, puis de sa libération à la fin du mois d’août. La traduction d’un entretien paru, là encore, dans Al-Safir, aura permis, du moins on l’espère, de mettre en lumière toute l’importance de cette figure artistique et politique exceptionnelle, depuis son tout premier engagement contre le régime, au temps de Hafez El-Assad et de ses prisons, jusqu’à la Syrie d’aujourd’hui, que Youssef Abdelké se refuse à quitter et où il continue à s’associer à des forces d’opposition qui luttent contre la dictature du régime avec presque autant d’énergie qu’elles condamnent les courants qui ont emprunté les voies de la révolte armée.

Voici donc venue l’occasion de revenir sur l’autre figure du débat qui avait défrayé la chronique culturelle arabe durant l’été 2010, à savoir Khaled Samawi, revenu en 2001 dans son pays natal (juste après l’accession au pouvoir de Bachar) pour se lancer dans des activités qui y transformaient en profondeur les données matérielles de la création plastique. Après Damas en 2006, l’ancien banquier d’affaires en Europe a ainsi ouvert de nouveaux lieux d’exposition à Beyrouth puis à Dubaï, afin de donner plus d’ampleur à son projet visant à promouvoir l’art contemporain syrien et plus largement arabe. Un art, sous-évalué artistiquement (et financièrement), qui pouvait se voir reconnaître sa vraie place pour peu qu’on y investisse de manière avisée, en amont, du côté des créateurs en leur offrant des conditions de vie décentes, et bien entendu en aval, en améliorant la diffusion pour que ces œuvres gagnent en cote dans les circuits internationaux du marché de l’art.

Inaugurée fin décembre 2010 avec une exposition de Safouan Dahoul (صفوان داحول), un des artistes phares de la maison, la branche cairote des galeries Ayyam, pourtant à l’abri dans les beaux quartiers de Zamalek, n’allait survivre que quelques mois à la chute de Moubarak. Pour ce qui est de la Syrie, on a pu croire pendant longtemps que les combats qui faisaient rage dans le pays resteraient sans conséquences directes pour le plus actif des marchands d’art locaux. Seule galerie encore ouverte dans le pays, Khaled Samawi présentait en septembre 2011 « Damas 2012 », une exposition qui associait quatre jeunes plasticiens locaux réunis dans une même dénonciation du « complot » nord-américain à l’encontre de leur pays.

Cette position favorable dans les faits à la politique du régime – et bien dans la ligne des bonnes relations qu’il entretenait avec la nomenklatura locale depuis son retour une décennie plus tôt –, n’allait pas toutefois se prolonger. Réussissant à faire exporter, dans un pays déjà ravagé par la guerre, des dizaines de milliers d’œuvres, Khaled Samawi déplaçait l’essentiel de ses activités à l’étranger, surtout aux Emirats où le patronage qu’il offrait déjà en Syrie à de jeunes artistes, plus ou moins salariés (un des reproches que lui adressait autrefois Youssef Abdelké), allait prendre une forme caricaturale puisque c’est au titre d’employés de Ayyam Dubaï – une condition nécessaire pour obtenir un visa de résidence – qu’une quinzaine d’entre eux, parfois avec leurs familles, allaient pouvoir fuir le pays en s’installant aux Emirats.

Un exil hors des frontières syriennes qui allait fatalement entraîner le dirigeant de Ayyam à croiser les chemins de l’opposition. Sans se livrer (du moins à ma connaissance) à des déclarations politiques contre le régime, celui qui jouissait naguère, sans le moindre doute, de sa protection (si ce n’est de ses faveurs) adopte désormais une approche artistique à mille lieues (au propre et au figuré) de « Damas 2010 » et bien plus voisine des positions communément défendues dans le Golfe sur la question syrienne. En partenariat avec Jusoor, une ONG regroupant des expatriés syriens désireux de venir en aide à certains de leurs concitoyens, Ayyam organise ainsi dans quelques jours (avec l’aide de Rafia Koudmani, de la galerie Rafia) des enchères dont les bénéfices iront à des projets éducatifs. Mais surtout, les œuvres exposées chez Ayyam, sans être nécessairement des dénonciations explicites du régime syrien, sont de plus en plus associées à des artistes connus pour leur opposition farouche aux autorités en place.

Le travail d’un plasticien tel que Tamam Azzam en offre le meilleur exemple. Celui qui critiquait, dans un entretien accordé à la revue Al-Jadid, des artistes libanais ou syriens comme Ziad Rahbani ou Adonis parce qu’ils ne rejoignaient pas la révolution et redonnaient, dans les faits, quelque légitimité au régime en place, a connu une étonnante célébrité sur les réseaux sociaux grâce à une œuvre créée début 2013. Produite dans une série associant des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale à des images d’effroyables destructions en Syrie, cette reprise du célèbre « Baiser » de Gustav Klimt (reproduction en haut de ce billet) est devenue une sorte d’icône, notamment sur les réseaux sociaux de la révolution (voir par exemple cet article dans le très libéral – au sens nord-américain du terme – Huffington Post). Un constat cynique oblige à le reconnaître : la guerre n’est pas toujours, si on peut l’écrire ainsi, une mauvaise affaire pour les artistes syriens comme l’écrit un article récent du quotidien Al-Hayat. En effet, la sympathie pour les souffrances qu’endure ce peuple profite à certains de ses artistes…

Malgré l’échec de l’expérience égyptienne, la galerie Ayyam, désormais absente de Damas, conserve ses précédents ancrages à Beyrouth et à Dubaï. Mais surtout, deux nouveaux lieux, Londres et… Djeddah en Arabie saoudite, sont venus tout récemment étendre encore un peu « l’empire » du seul galeriste syrien véritablement présent sur le marché international. Faut-il préférer les choix d’un Youssef Abdelké, militant à Damas contre le régime tout en critiquant les dérives de l’opposition, notamment dans sa forme armée, à ceux de Khaled Samawi, désormais réfugié dans la Péninsule arabe d’où il soutient des artistes qui, grâce à lui, font qu’une certaine idée de la Syrie reste encore possible pour l’avenir ? Répondre à cette question relève de l’opinion personnelle et, dans le cadre de ces rubriques, on préfère s’en tenir à la position, trop souvent oubliée, du spécialiste de cette partie du monde auquel il revient de faire connaître, de mettre en contexte, d’expliquer et non pas de prendre parti (en tout cas de façon militante) à la place des acteurs eux-mêmes.

Quelle que soit la réponse, pourtant, un fait demeure, qui prolonge le débat ouvert entre ces deux personnalités sur l’avenir de l’art arabe, en tant que vecteur d’une identité régionale : si, dans la Syrie, ravagée par la guerre, on ne trouve plus que les fantômes du passé, c’est aujourd’hui dans les capitales du pétrole arabe, à Dubaï ou à Djeddah – pointe libérale d’un Royaume sourcilleux sur les règles de la représentation figurative – que se trouvent, paraît-il, les images qui nourriront l’imaginaire du monde arabe de demain…

Sur le même thème, je vous propose de découvrir, en suivant ce lien sur le site Nafas, les portraits en noir et blanc de Jaber El Azmeh, un photographe syrien qui a choisi de mettre en scène une vingtaine d’artistes exprimant leur opposition au régime (on y retrouve Youssef Abdelké, mais aussi Rafia Koudmani)…


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