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L’Europe de la crise : Naples, zone volcanique

Publié le 11 octobre 2013 par Labreche @labrecheblog

La Brèche inaugure avec cet article une série consacrée à la crise, vue depuis différents points du continent, chacun d’entre eux nous alerte sur le précipice au bord duquel vacille une Europe exsangue.

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La perle baroque de la Méditerranée a depuis longtemps vu sa réputation artistique et sa prospérité économique éclipsées par l’image d’une ville sale et dominée par la mafia. Ce serait oublier un peu vite la part de responsabilité politique dans la situation explosive que connaît Naples, aujourd'hui plus que jamais.
Chômage et pauvreté, aggravés par la crise

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Avec près de 4,5 millions d’habitants dans l’agglomération napolitaine, et un PIB estimé à 83,6 millions de dollars, Naples est le cœur de la troisième zone économique italienne. Si le port est aujourd’hui dépassé par Gioia Tauro au sud et Gênes au nord, la région vit depuis trente ans une véritable conversion à l’économie de services, avec notamment la construction depuis 1982 du centre d’affaires, le Centro Direzionale, seul quartier de gratte-ciels en Italie.

Pourtant, la ville demeure dominée par le chômage, la pauvreté et l’économie informelle. Le taux de chômage serait presque à un niveau acceptable si l’on s’en tient aux demandeurs d’emploi inscrits dans la région Campanie : descendu à moins de 12% avant la crise, il approche aujourd’hui les 20%. Mais c’est sans compter le nombre étourdissant de Napolitains totalement sortis du marché de l’emploi officiel, sachant que les minima sociaux ont été supprimés en Campanie depuis 2010. Le taux d’emploi des 15-64 ans révèle ainsi que seuls 40% des Napolitains sont aujourd’hui en emploi (à comparer aux 66% de l’Île-de-France, 62% de la région PACA, 60% de la Catalogne ou 58,6% du Latium). Naples souffre ainsi d’un taux chômage endémique hors périodes de crise estimé à plus de 30%. Le véritable taux de chômage aujourd’hui avoisine probablement les 40%. Certaines prévisions fantaisistes avançaient qu' l'on ne pourrait descendre en-dessous d'un certain taux d'emploi, et que la région comptant très peu d'emplois industriels, ceux-ci ne pouvaient être perdus (de fait l'usine Alfa Romeo de Pomigliano fut restructurée sans perte d'emplois ces dernières années). Et pourtant, la crise a bien aggravé encore un tableau déjà dramatique.


Conséquence, la pauvreté n’est plus un simple phénomène à Naples : elle est presque normale. Avec 37,3% de la population de Campanie sous le seuil de pauvreté en 2011 (seuil à 60% du revenu médian national), contre 28,2% de la population italienne et 22,7% dans la zone euro, la région est propice au maintien et au renforcement de l’économie informelle, c’est-à-dire en grande partie la Camorra, la « mafia » napolitaine.

La Camorra accroît son emprise

Si les origines de la Camorra remontent au XVIe siècle, l’influence de celle-ci n’a pas été constante et profite de façon générale des périodes d’instabilité politique et économique. Le premier âge d’or de la Camorra se situe au début du XVIIIe siècle, après la chute du royaume de Naples et sous la république napoléonienne de Parthénope. Comme le décrit John Dickie, les deux siècles suivants voient se succéder périodes d’éclipse pendant lesquelles la Camorra ne représente plus guère qu’un élément quasi-folklorique, comme au lendemain de la seconde Guerre mondiale, et périodes de renouveau, mais aussi parfois crises internes et règlements de compte entre factions. Le dernier de ces véritables bains de sang fut ainsi la guerre de Scampia il y a près d’une décennie, du nom d'un quartier populaire de la banlieue nord.

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C’est là, dans des quartiers rongés par le chômage (jusqu’à 75% de sans emploi) et le trafic de drogue, que se déroulent les faits décrits par Roberto Saviano dans son livre Gomorra, et dans le film éponyme qui a suivi. Mais depuis le succès mondial de ce dernier, il y a cinq ans, la situation a empiré. La Camorra se différencie de la Cosa Nostra sicilienne en ce qu’elle est peu organisée hiérarchiquement, et repose sur de nombreux clans localisés et plus ou moins coordonnés. C’est ce qui la rend plus difficile à combattre, mais aussi plus apte à s’étendre et se renforcer, particulièrement en temps de crise, tel un cancer dont les métastases se multiplient.

Les signes de cette extension concomitante de la pauvreté et de la criminalité se multiplient, bien au-delà des problèmes d’ordures récurrents et fortement médiatisés. C’est par exemple la fausse monnaie, 70% des faux euros en circulation étant fabriqués dans la région de Naples, ou encore le retour de l’usure, qui fait tomber le destin d’entreprises et de familles toujours plus nombreuses entre les mains des camorristi, et permet à ceux-ci d’exploiter toujours plus ceux qui en subissent la domination. C’est encore le travail des enfants : plus de 10 000 enfants de la région napolitaine quittent le système scolaire chaque année pour être embauchés au noir. À près de 40%, ils ont moins de 13 ans. Ils sont commis de boutiques, garçons de café, livreurs… et souvent seule source de revenus pour leurs familles.

Face à cette situation, les autorités publiques paraissent capables de bien peu. Luigi de Magistris, ancien magistrat élu maire en 2011 sur le thème du changement, est confronté à un système d’autant plus fort que les politiques nationales d’austérité l’encouragent, et que les transferts consentis à la ville surendettée ont été gelés. Pendant ce temps, la ville est désorganisée par des travaux d’ampleur pour rénover ses boulevards et étendre son réseau de métro, des chantiers sur lesquels règne autant qu’ailleurs l'omerta concernant la passation des marchés publics et la transparence des circuits financiers.

Un potentiel touristique gâché

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Perle baroque d’Europe du sud dont le portrait fut tracé par Stendhal naguère, et plus récemment par Dominique Fernandez, Naples est aujourd’hui oubliée des tour opérateurs et l’on n’y croise que bien peu de touristes. Que ce soit en termes de nuitées ou de nombre d’arrivées la ville est très loin dans les classements touristiques, absente des 100 premières destinations mondiales (Euromonitor 2013 et années précédente), et derrière plusieurs villes italiennes (Rome, Milan, Turin, Venise, Florence). Au niveau européen, et malgré l’attrait des îles de la baie (Ischia, Capri, Procida) Naples est un nain touristique, comparable en nombre de visiteurs à Lille, Nuremberg ou Cardiff.

Si les touristes fuient la ville, pourtant l’une des plus riches d’Europe en termes de patrimoine architectural et artistique, et dotée du centre historique le plus étendu et classé à l'UNESCO, c’est aussi parce que la pauvreté galopante niche dans les quartiers anciens, qui ont conservé leur identité populaire et leurs marchés sauvages, comme celui de la Porta Capuana. À la recherche d’une église ou d’un hôtel baroque, l’étranger se perd dans l’enchevêtrement de ruelles et de cours habitées par les milieux sociaux les moins fortunés, et où l’on parle Napolitain – le dialecte local, qui demeure couramment parlé par 5,7 millions de personnes.

Pourtant, Naples offre non seulement un patrimoine unique mais, justement, une opportunité rare de développement touristique qui ne serait pas effectué au détriment des habitants. Naples peut devenir touristique sans se transformer en ville-musée chassant le peuple hors de ses limites comme ce fut le cas à Paris, Rome ou plus récemment à Pékin, et sans renier l’identité populaire de ces quartiers et de ces rues héritées de l’Antiquité gréco-romaine. Encore faudrait-il pour cela que de tels enjeux aient une quelconque importance auprès des pouvoirs économiques et politiques locaux.

Le patrimoine abandonné au pillage

Pour que Naples devienne touristique et mette en valeur son patrimoine, encore faudrait-il que celui-ci survive à la dégradation accélérée qu’il subit aujourd’hui, dans une ville pauvre, désorganisée, livrée à la Camorra, et qui subit de plein fouet la crise. Les événements les plus médiatisés concernent les sites antiques, particulièrement avec l’effondrement de la villa des gladiateurs à Pompéi en 2010. Ce n’est rien à côté des dégradations à Naples même : les voûtes de la cathédrale tombent dans les nefs, le MADRE (musée d’art contemporain) a fermé plusieurs mois faute de moyens et reste menacé, et la Città della scienza est partie en fumée le 4 mars dernier victime d’un incendie criminel. Luigi de Magistris accuse le crime organisé, mais l’enquête piétine alors que cette petite Villette était au bord de la faillite et ne payait plus ses employés depuis des mois.

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Et le cynisme de l’Italie post-berlusconienne livrée aux puissants ne connaît pas de limites, même face aux richesses les plus sacrées, comme l’avait montré le pillage rocambolesque de la bibliothèque des Girolamini de Naples par son directeur véreux, Marino Massimo de Caro (aujourd'hui en prison). Parmi les ouvrages qui n'y ont pas échappé, on compte l’original illuminé de la Divine comédie de Dante, un exemplaire rare de L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, des éditions originales du Tasse, de Boccace, Sénèque, Virgile, Lucrèce.
La baie de Naples offre toujours la même vue, pure, spectaculaire, côte rectiligne dominée par les pentes du Vésuve, et que l’on peut suivre des yeux les jours de beaux temps jusqu’à la silhouette de Capri, découpée sur l’horizon. Les fantasmes et les craintes – pour certaines légitimes – quant au risque sismique et volcanique dans la région nourrissent depuis longtemps l’image d’une ville au bord de la catastrophe. Mais si éruption il doit y avoir à Naples dans un futur proche, elle sera sociale. En attendant, les Napolitains supportent la crise, et la troïka européenne continue de prôner l’austérité.

Crédits iconographique : 1. Marché de la Porta Capuana © Tonylaruspa / Gente di Napoli | 2. Quartier de Scampia © Erik Messori | 3. Via dei tribunali, une des nombreuses églises baroques fermées et dégradées dans le centre historique de Naples © 2013 La Brèche | 4. Bibliothèque des Girolamini © D.R.


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