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tête de rêve

Publié le 11 octobre 2013 par Pjjp44

tête de rêve
- Tête de rêve-


"Tu louais une chambre dans un hôtel vide au bord de la mer.

Pour le déjeuner, tu prenais des moules un peu sales, un verre de vin, avant de t'asseoir sur la plage déserte.Tu étais seul.
Un jour, tu as aperçu une silhouette au loin qui venait à ta rencontre. C'était un homme. Il marchait péniblement, traînait une patte malade. Quelques nuages jetaient leur ombre sur lui, puis un soleil pâle le redessinait. Vous n'étiez plus très loin l'un de l'autre. Maintenant tu voyais son visage. Il souriait, comme un idiot; Il avait l'air gentil, mais tellement plus vieux que toi. il s'est exclamé:
"C'est incroyable! Tu n'as pas changé!
-T'es qui, toi?
-Je suis toi.
-Qui? Moi?
-Oui, moi je suis toi.
-Toi, tu es moi? Je regrette: moi, je suis moi! Et toi, je ne sais pas qui tu es!
-Je te le répète: je suis toi. Mais toi, tu n'es pas moi.
-Toi, tu es moi, et moi je ne suis pas toi?
-Exactement"

Tu t'es levé pour quitter la plage. Il a insisté: "Je suis toi dans un temps qui n'est pas à toi, car le temps à plusieurs temps! Profite de me voir, car le temps s'en va, et je passe, je ne fais que passer...

-Et où passes-tu comme ça, pauvre vieux?
-Moque-toi de moi, c'est bien ton genre.
-Qui te permet de me juger? Dégage de mon bout de ciel! Casse-toi de ma plage et va t'admirer auprès d'un autre que moi!
-Combien vis-tu d'heures dans une journée? reprit-il. Vingt-quatre heures, n'est-ce pas? Et bien, mes journées à moi n'ont que dix-neuf heures. Je gagne donc cinq heures par jour sur toi, soit mille huit cent vingt-cinq heures par an. Depuis que nous sommes nés toi et moi, ou plutôt moi et moi, nous n'avons jamais vécu le même temps. Tu comprends, ou je vais trop vite?"

Dès qu'il y avait trop de soleil, trop de ciel sur ta tête, tu t'asseyais sur la plage, seul, et tu comptais les heures à t'emmerder. Tu regardais les vagues. Ce bruit, cette rumeur, ce sifflement du vent : c'était tous les jours pareil. Parfois les oiseaux venaient crier dans le coin, des chiens perdus traînaient en sanglotant. Et puis rien. Juste ce vieux con qui venait à ta rencontre pour te dire que lui c'était toi ou que toi c'était lui, et toutes ces conneries. Tu lui répondais: "Fiche-moi la paix! Laisse-moi seul dans mon temps, et retourne dans le tien!

-Mais je n'ai plus de temps à moi sinon ton temps qui est le mien et qui va bientôt passer. il faut rester prudent avec le temps qui passe, surtout s'il ne passe plus.
-Et quand tu seras mort?
-Qui te dit que je suis venu au monde?"

Tu te levais et regagnais l'hôtel désert. tu prenais une douche avant de descendre dans la salle à manger vide. La patronne qui finissait sa vie ici te servait un potage, un bout de poisson avec des frites, un yaourt, et bonsoir bonne nuit.

Tu n'allumais jamais le téléviseur, mais tu laissais la lumière. Tu avalais un somnifère, tu fixais le mur, le plafond.
Tu ne rêvais plus, même dans ton rêve.
Tu te réveillais et c'était reparti pour la même journée. Tu te traînais jusqu'à la plage, t'asseyais à la même place, seul, toujours seul. A midi, tu reprenais des moules, des crevettes ou un truc dans le genre et tu retournais sur la plage en attendant la fin du jour quand le vieux con se ramenait et qu'il te répétait
"Toi c'est moi et moi c'est toi..."
Cette petite comédie a duré un bon moment, quelques années peut-être, jusqu'au jour où le vieux con n'est plus venu, parce que lui, c'était vraiment moi."
-Frédéric Pajak- extrait de "En souvenir du monde" Les Editions Noir sur blanc-
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