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C'est toi, mon garçon, qui me parle ?

Publié le 19 octobre 2013 par Perce-Neige
C'est toi, mon garçon, qui me parle ? Plus tard, mais à peine, quand l’ombre sinistre de la vieillesse l’autoriserait enfin à porter un regard miséricordieux sur ce qui avait été, - non sans mal, putain, - tout de même accompli, et plus encore, d’ailleurs, sur ce qui avait été assez ignoblement délaissé, en une interminable et chaotique trajectoire professionnelle, unanimement pourtant qualifiée d’impressionnante, Thomas Darcourt ne parviendrait toujours pas, hélas, à totalement effacer de sa mémoire les options, catastrophiques pour la banque, il faut bien le dire, qu’il avait prises un certain soir, de manière tout à fait inexplicable, et hâtive, en se débarrassant, sans même obtenir le prix du marché, d’un bon paquet d’actifs alors même que Singapour, puis Tokyo, déjà, semblaient un peu respirer et qu’au Siège, à Londres, plus personne, désormais, ne misait sur un effondrement rapide des indices, le genre de scénario susceptible d’induire, comme chacun le sait, dans la foulée, un repli généralisé des investissements, puis une déconfiture totale des filiales asiatiques, le marasme intégral. Ce que Thomas Darcourt, précisément, jugeait, encore, pour l’heure, à peu près quasiment inévitable alors même que son palpitant commençait à s’affoler sérieusement et qu’il tâchait inutilement (et tant bien que mal) de répondre à ce foutu formulaire foutrement débile qui ne le concernait, d’ailleurs, qu’à moitié. Et qu’à la pimbêche de service, censée somnoler tout son saoul derrière son guichet, il s’était, finalement, résolu à refiler, d’une maladresse exaspérée de la main droite, - la gauche bidouillant toujours l’écran de son Smartphone - à peu près tout ce que son portefeuille crocodile pouvait réserver de bonnes et de mauvaises surprises, et de trésors dérisoires, s’agissant de cartes plastifiées, et numérotées, et dument estampillées, témoignages poignants, si l’on y songe, d’une existence tout ce qu’il y avait, au fond, croyez-moi, de plus ordinaire, jalonnée d’attestations les plus diverses, justifications administratives de toutes sortes, déclarations authentifiées, et bulletins abscons, garantissant à peu près tout et n’importe quoi, et lardées de références salariales résolument officielles, déposées, négligemment, bien sûr, du bout des ongles, tous les vingt-six du mois par la plus délicieuse - et pernicieusement salace, accessoirement… -  des assistantes, sur un coin du bureau, au dixième étage de la Tour Montparnasse, dans les locaux supposés sophistiqués de Jorges-Finances-Investissements-Junior, jargonnée comme chacun le sait en JFI-Junior, Département des Transactions internationales, enchanté, cher ami, de faire enfin votre connaissance... Pour le dire autrement, Thomas Darcourt, vraiment, ne parvenait plus guère à se contenir les nerfs, du moins autant qu’il eût fallu, et s’agaçait à vue d’œil, grave, et soupçonnait sévère, désormais, que la fille au chewing-gum en avait encore pour une plombe, facile, avec son Julien-Bisous en 3G, et qu’il convenait, conséquemment, de larguer les amarres au plus tôt, quitte à tout de même concéder, bon Prince, que cette petite sauterie n’était que partie remise et que vous aurez, mad’moiselle, et pas plus tard que d’main, tous les papelards que vous m’demandez, mais qu’à l’heure de maintenant, n’avait, je vous assure, plus vraiment le temps d’attendre une nano-seconde de plus, cette ante pénultième inspection de cha-cu-ne-des-cases-fi-gu-rant-à-cha-cu-ne-des-li-gnes de ce questionnaire à la noix, ânonné sans y comprendre grand chose, à grand renfort de bulles caoutchoutées et mâchouillées, non, mais bon, ça va, cette fois, non ? Juste avant de s’extrapoler du dit bureau des admissions, ne prêtant à cet instant-là aucune espèce d’attention à la clameur récalcitrante de Julie-je-raccroche qui, naïve pour une fois, semblait encore espérer pouvoir le dissuader de s’éloigner positivement, et de gagner benoitement le couloir, en traçant comme un malade, presque bousculant la moitié de la salle d’attente… Presque répondant je-ne-sais-plus, à toute allure, d’une instruction carabinée déposée sur une lointaine messagerie dès que le putain de réseau s’était à nouveau matérialisé sous ses yeux… Presque taquinant d’une torniole les morveux qui s’avisaient de lui pourrir sa trajectoire… Presque récupérant son sac en plastiquant du regard la vieillerie à demi parkinsonienne et délabrée qui se permettait de quémander un début de réconfort quant à la direction à prendre… Presque… Vu qu’il s’agissait surtoutd’atteindre les ascenseurs avant qu’un troupeau de quinquagénaires ne s’avise à vouloir, ni plus ni moins, quasi neutraliser les lieux sous son nez. Et, tout en  patrouillant sur la toile du pouce droit, histoire de traquer la nervosité des marchés à l’annonce imminente d’une certaine fusion, se pastillait un engorgement de brancards qui s’empêtraient joyeusement les rouages au sortir du bloc opératoire. Et s’interdisait, Thomas Darcourt, de répliquer par mail, ou par sms, ou même par transmission de pensée, aux effarantes propositions qu’on lui faisait depuis Séoul. Et se privatisait soudain la cervelle en verrouillant son terminal. Et s’attardait à peine, pour qui pour quoi, à sourire à l’infirmière qui manigançait son chariot. Puis, le même, s’arrangeait la crinière. Se fagotait le col et la veste avant de clencher brusquement le seuil de la chambre. Et ne voyait alors, inévitablement, ne voyait alors – alors… - que ce qu’il n’avait jamais voulu voir. Et se dirigeait (instantanément) vers le fauteuil arrimé, on ne sait comment, au soleil déclinant. Et s’oubliait allègrement les pinceaux. Et s’empêtrait les émotions. Et se refusait (toujours) à finalement accepter. Et se justifiait d’un argument l’embrouillamini des sentiments. Et se cherchait une issue. Et s’envolait, dans la lumière, en zigzaguant les branches, de vent balancées. Et se bécotait gaillardement les plumes. Et lui caressait, tout de même, tendrement la joue. Les cheveux. Les lèvres inutilement silencieuses. J’suis là, M’man, tu vas bien ? Ce à quoi Rose Thonon-Darcourt… M’man, tu m’écoutes, putain ? Ce à quoi Rose Thonon-Darcourt, à l’aube d’une enfance éternellement renouvelée et bavoir baveux en embuscade, répondrait d’un borborygme affligeant et pénible dont la signification, hélas, resterait pour toujours, vous en conviendrez, assez énigmatique. Nous en sommes encore là.

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