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Alain Badiou, "De quoi Sarkozy est-il le nom ?"

Publié le 06 mai 2008 par Edgar @edgarpoe
Alain Badiou,

Attiré par la polémique comme un Sarkozy par la mairie de Neuilly, je me suis lancé dans la lecture de cet ouvrage à succès. Avec pas mal d'intérêt.

Une critique juste sur l'état de la politique française

Le plus convaincant dans la description de l'état des lieux de la politique française, tel que dressé par Badiou, est la confrontation dissymétrique entre droite et gauche dites de gouvernement. Pour lui, la droite joue des peurs sociales pour prôner des politiques dures, qui semble permettre au peuple de croire qu'il va pouvoir conserver quelques positions, à condition d'obéir à ses maîtres. Cette politique de la peur globale est bien analysée, y compris dans l'instrumentalisation électorale de la lutte contre les "états voyous" initiée par Bush. Pour Badiou, dans sa forme française cette politique de la peur a pour nom pétainisme : le Travail, Famille, Patrie, comme protection illusoire contre un extérieur menaçant.

Là où la position est dissymétrique entre droite et gauche, c'est que la gauche, loin de proposer des solutions alternatives à celles de la droite, ne fait appel qu'à une  "peur de la peur", une peur de la droite qui ne dit rien de ce que peut, positivement, apporter la gauche. C'est bien dit, mais finalement le PS (ou du moins ses publicitaires) avait formulé et avoué cette stratégie, dès 1986, avec le slogan "au secours la droite revient". Le problème du PS est qu'il n'en a pas changé depuis et n'a pas su susciter de projet. La droite non plus d'ailleurs, si bien que le constat de Badiou d'un débat politique nul, qu'il fait pour la politique internationale, peut être généralisé :

"Pour les deux camps électoraux, en vérité, le monde n'existe pas. Sur des questions comme la Palestine, l'Iran, l'Afghanistan, (où des troupes françaises sont engagées), le Liban (où il en va de même), l'Afrique, où nos gesticulations militaires fourmillent, il y a consensus total, et du reste, nul n'envisage d'ouvrir sur ces questions de guerre ou de paix la moindre discussion publique."

Un programme plus théorique que concret

La critique de la gauche est aisée, là où j'attendais Badiou c'est sur ses propositions. J'ai été un peu déçu, car elles sont finalement très théoriques, sauf sur un point. Je commence par reprendre ses huit propositions, telles quelles :

Point 1 : Assumer que tous les ouvriers qui travaillent ici sont d'ici, doivent être considérés égalitairement, honorés comme tels, et singulièrement les ouvriers de provenance étrangère.

Point 2 : L'art comme création, quelles que soient son époque et sa nationalité, est supérieur à la culture comme consommation, si contemporaine soit-elle.

Point 3 : La science, qui est intrinsèquement gratuite, l'emporte absolument sur la technique, même et surtout profitable.

Point 4 : L'amour doit être réinventé (point dit "de Rimbaud"), mais aussi tout simplement défendu.

Point 5 : Tout malade qui demande à un médecin d'être soigné doit être, par celui-ci, examiné et soigné le mieux possible, dans les conditions contemporaines de la médecine telles que ce médecin les connaît, et ce sans aucune condition d'âge, de nationalité, de "culture", de statut administratif ou de ressources financières (c'est le point d'Hippocrate).

Point 6 : Tout processus qui est fondé à se présenter comme le fragment d'une politique d'émancipation doit être tenu pour supérieur à toute nécessité de gestion.

Point 7 :   Un journal qui appartient à de riches managers n'a pas à être lu par quelqu'un qui n'est ni manager ni riche.

Point 8 : Il y a un seul monde.

Son point le plus fort à mon sens, est le dernier. Il lui consacre d'ailleurs un chapitre entier. Il est simple, compréhensible et de portée immense et immédiate :

"Face aux deux mondes artificiels et meurtriers dont "Occident", ce mot maudit, nomme la disjonction, il faut affirmer dès le début, comme un axiome, comme un principe, l'existence d'un seul monde. Il faut dire cette phrase très simple : "Il y a un seul monde".

C'est une invite à ne voir partout que des humains, là où notre pratique quotidienne nous pousse à discriminer entre avec ou sans-papiers, fanatiques et raisonnables, riches (dynamiques) et pauvres (obtus) etc... Il y a quelque chose de chrétien dans ce point, et de pas forcément gauchiste. Je le rapproche d'une phrase de Lévi-Strauss, plutôt classé à droite : "le barbare c'est celui qui croit à la barbarie".

Sur son point 1, je ne suis pas convaincu que le sort des étrangers puisse être l'alpha et l'oméga d'une politique sociale.  Mais, si l'on prend la situation de l'étranger comme métaphore de celle du plus faible, on peut retrouver en cette formulation un argument presque rawlsien : une politique n'est juste que si elle sert aussi à améliorer le sort du plus faible. Pour autant, cet usage métaphorique de l'étranger conduit à refuser ce que la politique peut avoir de territorial, de jeu d'une loi arbitraire étendue sur un espace lui-aussi arbitraire. Badiou écrit tout à la fois, ce à quoi je souscris : "Une loi ne fixe pas une condition pour appartenir au monde. Elle est simplement une règle provisoire qui existe dans une région du monde unique. Et on ne demande pas d'aimer une loi. Seulement de lui obéir." Et en même temps  il fustige les "misérables campagnes "civilisées" contre les coutumes des gens qui arrivent", comme si les étrangers, de par un statut "d'intouchables", pouvaient emmener avec eux leurs lois propres. Le principe d'unité du monde me semble quelque peu contredit, paradoxalement, par ce statut privilégié de l'étranger.

Son point 2 est plus banal, même s'il est justifié, et soutenu par une argumentation fort peu philosophique : "...rien n'atteste plus le désir réactionnaire contemporain que de s'extasier [...] sur les œuvres d'un cuistre du XVIIe siècle, retrouvées sous une bienheureuse poussière dans la bibliothèque de Montpellier et interprétées à grand renfort d'aigres "instruments d'origine", alors qu'on méprise et qu'on s'abstient de faire entendre les plus grands chefs d'œuvre du XXe siècle". Là, on est plus dans les goûts et les couleurs que dans le débat politique. Je ne suis pas sûr que René Koering ou William Christie puissent être rangés à côté de TF1 dans la catégorie des réactionnaires.

Même chose pour son point 3, que l'on ne peut qu'approuver.

Son point sur l'amour est intéressant : l'amour comme réalité d'un être dual, d'un être à deux, qui ouvre les yeux sur la limitation que représente le seul individu. Mais la portée politique de ce constat n'est pas évidente, et sans doute pas aussi tranchée que le très sec, un peu morbide, voire puritain : "l'amour enseigne en effet que l'individu comme tel n'est que vacuité et insignifiance..."

Le point 5 est un évident rappel à lutter contre les tentatives actuelles de privatisation de la médecine publique (via la tarification à l'acte et autres bureaucratisations insanes de la pratique médicale).

J'aime bien son point 6, qui clôt le débat sur les sempiternelles réformes auxquelles nous sommes conviés sans jamais qu'elles ne satisfassent quiconque puisqu'elles n'ont aucune visée émancipatrice, mais n'émanent que d'une volonté de gagner encore un peu plus. Il écrit par exemple, sur la notion de modèle "l'avantage [...] de cette théorie du modèle [...] c'est qu'il s'agit d'une reconfiguration passive, qui n'en appelle nullement à l'énergie de ses acteurs. C'est bien tout le rôle des constantes invocations, par nos nouveaux réactionnaires, des remarquables mérites des universités et de l'économie sous Bush, des magnifiques réformes de Blair, voire de l'abnégation des ouvriers chinois qui travaillent douze heures par jour pour presque rien."

Le point 7 est exact au fond, puisqu'il refuse que la quasi-totalité des médias soient aux mains de groupes privés. Mais dit comme cela, c'est sacrifier au goût de la formule de façon gênante. Pourquoi faudrait-il limiter les journaux financiers aux financiers et les journaux religieux aux religieux ?

Le point 8 est donc finalement sans doute le plus important, et pas spécialement de gauche. Voilà le constat étonnant que je suis amené à faire sur Badiou à travers cet ouvrage.

Conclusion partielle

Je n'exclus pas d'avoir laissé échapper l'essentiel du message. Certaines phrases sont pour moi absconses. Spécialement sur le communisme. Dans toute la partie finale, Badiou défend l'idée d'une actualité du communisme (et maintient, malgré ses réticences sur le parlementarisme, l'idéal de démocratie). Pourquoi pas. Mais il le fait dans des termes d'une philosophie de l'histoire qui lui est propre et que l'on peut trouver eschatologique, voire infantile (au sens ou l'enfant s'enivre de mots qui lui paraissent ailés, dotés d'un pouvoir propre).

Je suis moi-même sans doute fort naïf, mais je ne réussis pas à trouver le sens d'un passage tel que celui-ci "la présentation de l'hypothèse [communiste] est ce qui détermine une séquence : une nouvelle manière pour l'hypothèse d'être  présente dans l'intériorité des nouvelles formes d'organisation et d'action". Ceci au cœur d'un descriptif des étapes menant à la parousie communiste, qui relève plus du descriptif d'un chemin de croix que de l'histoire telle qu'on la pratique aujourd'hui ou d'un programme politique concret.

Mais je signe sans doute là plus mon incompétence philosophique que je ne démasque celle de l'auteur. Je persiste néanmoins à réclamer de la clarté dans ces chapitres sur le communisme, notamment parce que beaucoup d'autres passages sont, eux, limpides et fort éclairants. Par exemple quelques pages sur la corruption des politiques d'aujourd'hui, qui serait non pas vénale , mais plus essentielle : ni Jospin ni Chirac n'étaient plus capables d'opposer quoi que ce soit au règne le plus brutal des intérêts, et en ce sens là, Badiou n'a pas tort d'écrire que l'un et l'autre étaient également corrompus, c'est-à-dire perdus pour l'idée d'une vertu républicaine se tenant à l'écart des intérêts privés. Ce passage sur la corruption a d'ailleurs été initialement rédigé pour le Nouvel Observateur, qui n'a pas voulu choquer ses lecteurs avec un tel brûlot et n'a donc rien publié.

Voilà. J'ai lu Badiou avec des lunettes républicaines, j'en retiens ce qui cadre avec mes conceptions politiques, l'idée d'une unité du monde, d'un intérêt général républicain. Je ne partage pas son goût pour les concepts platoniciens et son mépris pour Popper, que j'ai beaucoup apprécié, mais je recommande vivement la lecture de ce livre, trop riche pour être synthétisé, et trop fouillé pour être épuisé en une seule lecture (je l'ai d'ailleurs trouvé plus intéressant en le reprenant pour rédiger cette note, que lors de ma première lecture, plus linéaire). Il y a là quelques principes qui pourraient inspirer un parti socialiste, je n'y crois guère, ou tout parti voulant renouer avec la politique, c'est-à-dire avec la volonté de rompre avec le cours du temps.

Enfin, sur la polémique ridicule envers Badiou, dont la formule de l'homme aux rats visant Sarkozy serait antisémite, il n'y a pas à s'y étendre, elle est inepte.


Je suis en tout cas curieux de partager votre avis sur ce livre.



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