ouquet final d'un fameux prix dont Pierre Assouline, un des membres, déclarait au beau milieu de discussions affairées, - au douzième tour de scrutin pour les poulains des différentes écuries -, « le roman populaire (au bon sens du terme) de Lemaitreserait plus vendeur ».
Encore une histoire de 14-18 que celle de Au revoir là-haut . La guerre, la mort, l'amour, une recette qu'elle accroche toujours. Bien écrite, d'après les extraits qui circulent, mais rien que du connu, de l'éprouvé. On est sur les chemins qu'emprunte le roman depuis un siècle. Imaginez, vous êtes sur votre sentier favorit ou dans votre maison si bien connue. On prend ses aises, on s'appuie sur un canapé plein de souvenirs familiers. L'avenir attendra demain. Demain, la fantaisie de la surprise, l'excitation du nouveau, la promesse d'un territoire inconnu dans le vaste monde du livre. On est pas là pour enfiler artistement les perles, mais pour assurer.
La question du style se pose, à chaque fois ou presque. Simple est la réponse des "réalistes". Les prix et particulièrement le Goncourt, c'est de l'argent. D'autant plus qu'on booste dans les médias et l'édition tout ce qui se vend. L'argent, c'est une habitude, un univers, une coloration. D'ailleurs, on ne voit jamais quelqu'un à la télé ou dans un mag parler sans avoir « une actualité », comme s'exprime la pudeur journalistique. La vente, il faut vendre toujours. Plus depuis que les éditeurs sont devenus des industries culturelles. Le style élague, divise, décourage parfois. Le réflexe argent est malaisé devant lui. Dans tous les cas il ne recueille pas l'adhésion du grand nombre.
C'est aujourd'hui si vrai et les prescripteurs comme les éditeurs – du moins ceux dont on parle – en jugent de façon si systématique qu'on peut se demander si ça sert encore à quelque chose, à quelqu'un, de pointer ce genre d'opposition.
Que les tenants du livre écrit pour ne pas ralentir le déploiement de l'intrigue par le modelage du style, les abonnés aux narrations de bon sens, se rassurent. La situation va s'aggraver pour toutes les petites structures éditoriales, la pépinière va devenir de plus en plus étique, le style une maladie plutôt qu'une distinction.
Le vivier, le refuge aux auteurs nouveaux, aux plumes inédites ou aux confirmés dont le sang coule toujours, va s'assécher. La crise permet de moins en moins aux petits et moyens éditeurs d'avoir la présence et la visibilité qui leur sont nécessaires, eux qui n'ont pas la force de frappe, le carnet d'adresse et les bons de réduction qu'offrent les grosses structures de production de livres.
Dans certains territoires numérique vit une espèce de liberté, un parfum nommé jeunesse qui autorise les audaces et ouvre la porte au talent sans trop se soucier du chèque de fin de mois. Pour combien de temps, avant que les poussahs du papier s'avisent du renversement immatériel de la société, avant que les loups, jeunes et vieux, sentent l'odeur des euros ?...
Le moindre espace sous les lumières, le plus faible écho, l'infime souffle d'une bouche connue, vont devenir cruciaux pour les livres. Avant, il était question de bénéfices plus ou moins importants. Aujourd'hui, les petits éditeurs et mêmes certains moyens, jouent leur survie. A celui qui émergera dans une lumière dorée de capitaliser, d'engranger les soutiens, les lecteurs, l'argent. On peut pas demander aux Claude Simon d'hier ou d'aujourd'hui de remplir ce rôle. Il faut pour ce faire des textes robustes, des fruits au goût simple, une prose de conteur sans profondeur dissimulée, sans enluminures trop vive, sans singularité qui déboussole, qui ensorcelle sans exhibition.
Par ailleurs, la littérature se mondialise, nous allons vers les contrées les plus lointaines, viennent à nous les œuvres de peuples à l'autre bout de la Terre.
Traduttore, traditore. Il aura intérêt à ne rien trahir, le traducteur de demain et surtout pas le tiroir-caisse de son éditeur. La traduction sera fidèle ou ne sera pas. Devant cette translation promise des profits en plusieurs langues, le perdant sera naturellement, et de plus en plus, l'intraduisible, le spécifique, l'habitant d'une langue, voire d'un territoire, celui qui articule les mots comme un artisan créateur, faisant jouer l'essence du son et laissant le sens vaquer d'échos en échos, pour une musique strictement locale.
Un remède à cet arasement marchand serait sans doute d'habituer le lecteur à la qualité, en acceptant les basse-eaux, en supportant la gloriole de quelques produits. C'est une ambition qui n'est pas si mauvaise. C'est un travail de fond, d'éducation populaire, de révélation populaire qui ne peut se faire sans un projet politique de dépassement du fatalisme de marché.