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"La nuit étoilée" de Denis Tillinac

Publié le 10 novembre 2013 par Francisrichard @francisrichard

Le monde moderne inspire à d'aucuns "une antipathie insurmontable". Pour l'avoir éprouvée naguère, je les comprends, mais, au contraire d'eux, je suis parvenu à la surmonter...

Sans doute ma faculté d'adaptation en est-elle la cause, ce qui ne signifie nullement que j'adopte sans sourciller tous les travers de mon époque...

Dans son dernier roman, Denis Tillinac parle de trois personnages qui, justement, vivent en exilés dans le monde moderne et qui, sans être des asociaux, s'en sont retranchés par l'esprit, Marcile Kalf, Claire et Victor, ces deux derniers étant les deux narrateurs.

Victor est lecteur aux éditions de la Mirandole. Il reçoit un jour un manuscrit d'un certain Marcile, "solitaire et très secret", qui, pour se préserver, va prendre le pseudonyme de Kalf, d'après le peintre néerlandais du XVIIe Willem Kalf.

Son livre?

"L'histoire, tragique avec sobriété, d'un soldat de l'Onu au Liban, qui attend comme le Drogo du Désert des Tartares. L'histoire de l'attente d'une âme, toujours déçue et qui se meurt d'inanition."

Comme Victor vient de réussir "un coup" avec le roman d'un publicitaire qu'il a entièrement réécrit, le directeur littéraire accepte que ce livre soit publié sans passer par le comité de lecture. Quand Marcile, grand fumeur de cigarettes, rencontre Victor, il lui dit:

"Je vous ai envoyé mon texte par sympathie pour Pic de la Mirandole. Les Encyclopédistes ont dévoyé sa conception du savoir..."

Une amitié sûre vient de naître... Et les livres de Marcile Kalf vont se vendre... Ils se caractérisent ainsi, selon Claire:

"Ni fards, ni pathos; des constats pris sur le vif, des mises en parallèle qui traversent les âges et les cultures. Une lucidité impitoyable, encore que sans acrimonie."

Le récit de Victor commence vraiment vingt ans après cette première rencontre entre Victor et Marcile, alors que tous deux sont sexagénaires.

Un jour Marcile demande à Victor de le rejoindre à Maussane, près d'Avignon. Il lui présente comme "son esclave" la propriétaire des lieux, Claire, âgée de trente-cinq ans environ, qui remplit auprès de Marcile le rôle de documentaliste, de secrétaire, de dactylo et de servante...

Interloqué, Victor interroge Marcile et se voit renvoyé à Claire, qui a "tous les extérieurs d'une femme moderne" - elle enseigne d'ailleurs à l'Université d'Aix -, et qui lui explique:

"Moderne, moi? Ma dépossession n'a rien de moderne. Elle est absolue: je suis comme une argile que Marcile modèle à sa guise. Il faudrait des mots de poète pour dire ma joie d'être dépossédée. Ma joie, ma fierté - encore que je n'aie pas mérité ce privilège. Vous savez, je suis une femme très ordinaire."

Victor, qui se défend contre des images de "sombre érotisme", celles d'Histoire d'O, qui lui viennent à l'esprit, n'en saura pas davantage et le lecteur ne saura le fin mot de cette histoire de dépossession consentie que par le récit de Claire.

Quoi qu'il en soit, Victor est sous le charme de cette jeune femme hors concours...

Dès lors Marcile, Claire et Victor forment un trio. Ils vont se rendre ensemble, le lendemain, à une exposition de De Staël à Arles, ce qui donnera l'occasion à Marcile, en sortant du musée de vouloir "longer les quais jusqu'à l'endroit présumé où Van Gogh a peint sa  Nuit étoilée sur le Rhône, après la courbe du fleuve".

Le titre du livre provient de deux tableaux de Van Gogh, La nuit étoilée sur le Rhône , qui se trouve au Moma de New York, et La nuit étoilée, qui se trouve au Musée d'Orsay à Paris, oeuvres peintes respectivement en 1888 à Arles et en 1889, neuf mois plus tard, à Saint-Rémy-de-Provence.

Ces deux toiles hantent Marcile. Elles sont "l'illustration pathétique et grandiose de tous ses livres" et le font penser à l'éternité de l'âme, "l'éternité, son seul souci", à laquelle tout le ramène. Par contre-coup elles hantent Claire et Victor, que Claire dépeint en ces termes:

"Victor est un intello désenchanté, un orphelin de la rive gauche dont l'ironie frôle le nihilisme. Esthète à sa façon. Marcile le fascine, il lui a emprunté son regard sur le monde et même certains traits de langage."

Pour finir, ce "trio de paumés, trio de largués, trio d'exilés" va faire des virées à Vichy, à Biarritz, à Guéthary sur la tombe de Toulet, à Lausanne pour une conférence de Marcile, au musée de Nice où Pierrot pleure etc. Certains de ces lieux étant évocateurs du passé de Marcile. Tous trois étant emportés par leur passion de l'art et leur amour des grands textes classiques.

En dehors du trio, il y a bien d'autres personnages, mais leur existence ne fait que souligner celle de ceux qui le composent. Car, si Claire est sage comme une vestale, Victor aussi bien que Marcile mène plusieurs vies...

Mais un tel trio peut-il exister éternellement?

Les deux récits, de Victor puis de Claire, donnent un éclairage différent des mêmes faits. Ils se complètent et s'approfondissent... Ils expliquent également d'où viennent les deux narrateurs et comment leurs destins arrivent à se croiser.

Il est difficile de se déprendre d'un tel livre. Commencé dans un café de Genève, hier, en fin après-midi, à la suite d'un rendez-vous manqué, j'en ai achevé la lecture éblouie la nuit dernière en rentrant.

Un tel livre, en effet, a la vertu d'élever l'esprit à partir de personnages qui souffrent de leurs imperfections mais finissent l'un après l'autre par les sublimer.

Francis Richard

La nuit étoilée, Denis Tillinac, 272 pages, Plon


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