1 Mon cœur pleure d’autrefois

Publié le 11 novembre 2013 par Albrecht

Lorsque Khnopff s’inspire d’une oeuvre littéraire, il prend comme titre le nom de l’auteur, puis le nom du  livre :  il s’agit ici d’un recueil de poésie publié en 1889 par son ami Grégoire Le Roy. Khnopff produira cette année-là sept variantes du motif, dont l’une servira  de frontispice au recueil.

Avec Grégoire Le Roy, Mon cœur pleure d’autrefois

Khnopff, 1889

Les variantes diffèrent par la couleur et la technique, mais le motif est identique :

  • à droite un double visage de femme entouré de trois cercles incomplets,
  • à gauche une vue du pont du Béguinage, à Bruges,  d’après une  photographie  de Gustave Hermans.

Seules modifications par rapport à la photographie : la maison de la rive droite a disparu pour raison de lisibilité, afin que le visage se détache directement sur le ciel ; et la cheminée d’usine de la rive gauche a été supprimée, pour raison de modernité.

Khnopff reproduira la même photographie trois ans plus tard  pour un autre frontispice, celui de Bruges la Morte.

Frontispice de « Bruges la Morte »

Khnopff,1892

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Dans ce  roman symboliste de Georges Rodenbach,  le personnage principal vénère  une tresse de cheveux blonds, relique de sa défunte femme. A Bruges où il s’est isolé dans son chagrin, il tombe amoureux  d’une autre femme qui est la sosie de la morte.  Mais si le corps est le même, l’âme se révèle dissemblable et le veuf finit par étrangler ce double infidèle, à l’aide de la fameuse tresse.

Khnopff  a représenté les quatre thèmes principaux, à savoir Bruges, une Morte, une Chevelure, un Reflet.

De plus, à l’intérieur de l’ovale incomplet que forme l’arche centrale du pont et son reflet , il a rajouté un second pont qui ne figure pas sur la photographie : et dont l’arche, cette fois, forme un ovale complet.

Peut-être faut-il comprendre que le pont  lointain est parfait comme la Défunte,

tandis que son double, le pont proche, est imparfait comme l’Assassinée.

Mémoire de Bruges, entrée du béguinage

Khnopff,1904, Hopital Saint Jean, Bruges

Bien plus tard, Khnopff réutilisera la même photographie, dans un recadrage savant où  le reflet occupe la presque totalité de l’espace.


Il s’agit d’un décalque au millimètre près. Détail amusant : la cheminée d’usine est revenue, puisque non identifiable dans le reflet.

Conséquence symboliste du cadrage : la barrière de pieux, à gauche, fait écho à la courbe de l’arche, comme un reflet de son reflet.

Entre les pieux et les  gradins du fronton  flamand, le regard se trouve canalisé  vers une échappée de ciel jaune, voilée par des plantes flottantes.

Oeuvre crépusculaire où le soleil lui-même semble s’être noyé.

Et où le symbolisme, sous couvert d’exactitude photographique,  continue à travailler  en profondeur.

En comparaison , Mon cœur pleure d’autrefois apparaît comme une oeuvre de symbolisme expérimental, démonstratif, conçu pour  des  lectures multiples.

Pour une analyse littéraire des thèmes que l’image charrie, voir le texte de Claire Popineau :
http://www.eclairement.com/Fernand-Khnopff-et-la-melancolie-d,1618

Pour une analyse logique, voir ci-dessous.

Logique des rives

Si le « coeur qui pleure d’autrefois » est  celui de la jeune femme, alors « autrefois » veut dire  « autre rive ». Dans le sens de la lecture et dans celui de la nostalgie, la femme du passé, côté Béguinage, a traversé le pont du temps pour apporter un baiser à la femme du temps présent.

De même que le pont fait jonction entre les deux rives,

le miroir fait jonction entre les deux femmes et les deux époques .


Dans cette logique, le miroir est comme un pont et

les deux visages sont comme les deux rives,

différentes mais communicantes.

Logique du Secret

Quel est le secret d’un secret ?  Paradoxalement, il lui faut un moyen de communication, car le secret meurt s’il ne peut se déplacer d’une personne à une autre ; et un moyen de verrouillage, afin que seule la personne choisie puisse en prendre connaissance.

Dans le cadrage choisi par Khnopff, une Porte s’ouvre sur un Pont, lequel  conduit à  une Femme.

Ce qui vient de passer le pont n’est peut-être pas qu’un Baiser :

mais aussi un Secret chuchotté .

Logique du reflet

Dans notre monde habituel, le miroir est la cause  du reflet.

Ici, le reflet circulaire de la première arche ricoche dans celui de la seconde, pour aboutir  aux trois cercles concentriques qui constituent  le cadre du miroir théorique, épuré à l’extrême, dans lequel la femme se contemple.

Dans le monde khnopffien, le reflet est la cause du miroir.


Le miroir factice

Piégé par le double visage, l’oeil interprète les trois cercles comme le cadre d’un miroir. Or pour voir les deux visages s’embrassant, il faudrait d’une part regarder le miroir de biais, d’autre part le regarder de très près, comme le montre la position du point de fuite : un tel miroir apparaîtrait alors non pas comme un cercle, mais comme une ellipse.

De même, les trois cercles pourraient  évoquer une onde concentrique à la surface de l’eau : sauf que la logique de la perspective s’y oppose : là encore il faudrait des ellipses.

Une auréole ?

En définitive, le seul élément optiquement réaliste qui relie le paysage au  visage est l’oeil de la femme, qui se situe exactement au niveau de l’eau (et au milieu du dessin).  Ainsi constituée en spectatrice, celle-ci se trouve dans une position ambigue, à la fois intégrée dans la composition et expulsée sur sa marge.

Du coup, la manière la plus rationnelle d’appréhender les trois cercles serait d’y voir non pas un élément du paysage, mais un attribut de la spectatrice…

  Auréole réunissant dans la même sanctification

la Femme et son Double (son Corps et son Ame ?)

comme les deux arches du Pont.

Dans cette logique, la femme est comme le pont,

dédoublée comme les deux arches.


Un collage ?

Autre possibilité : considérer que les cercles ne font pas partie de l’espace perspectif, mais du cadre : et que l’oeuvre est en fait le collage d’un paysage rectangulaire et d’un portrait circulaire.

Dans ce cas, rien ne s’oppose à ce que nous fassions pivoter d’un quart de tour le portrait,  de manière à rendre encore plus évidente  la dimension narcissique de l’oeuvre

« Mon coeur pleure de moi ».

Un thème à la mode à l’époque, mais plutôt chez les amateurs de garçons.

Jules-Cyrille Cavé

1890, Collection particulière

Conda De Satriano

1893, Collection particulière

En apparté : Khnopff et le cercle

Figure de la perfection, la forme circulaire est centrale dans l’oeuvre de KHN-O-PFF, au même titre que la voyelle unique qui rend son patronyme prononçable.

Dans la villa qu’il s’était fait construire à Ixelles, apothéose du peintre-chaman, un cercle doré était gravé sur le sol de l’atelier, entourant  le chevalet et le Maître, en toute  simplicité.

En apparté : Khnopff et les femmes-doubles

Khnopff a plusieurs fois représenté des doubles visages de femme.


Etude pour « Des caresses »

Ou bien cette sanguine flamboyante, qui est souvent considérée commme une des sources de « Mon cœur pleure d’autrefois :


Etude de femmes,
Khnopff, vers 1887, Musée d’Art Moderne, Liège

Un des mystères khnopffiens est que les frôlements et baisers de ses  femmes androgynes échappent aux interprétations saphiques. On y  voit plutôt des cas particuliers  du narcissisme généralisé que transpire  l’oeuvre du grand Fernand et sa devise auto-portante  : « On n’a que soi »

Sur le thème de la rousse narcissique, voir cette  intéressante analyse  :
http://jeveuxunerousse.com/2012/03/17/etude-de-femmes-par-fernand-khnopff