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Nuit de la Shoah sur Arte

Publié le 12 novembre 2013 par Sylvainrakotoarison

« Je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon [pour boire], qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. "Warum ?", dis-je dans mon allemand hésitant. "Hier ist kein warum" [Ici, il n’y a pas de pourquoi]. » (Primo Levi, "Si c’est un homme").

yartiShoahA01Le moment ne donne pas vraiment le "moral" : le cyclone Haiyan, aux Philippines, se charge de charger les cœurs. Pourtant, justement, les catastrophes naturelles sont plus difficilement évitables que les catastrophes provenant des hommes eux-mêmes.

Catastrophe, le mot est trop doux, trop usuel pour en parler. En fait, il faudrait presque ne pas en parler. Indicible. Pourtant, il faut transmettre. Transmettre.

C’est ce que le film "Shoah", sorti le 30 avril 1985, réalisé par Claude Lanzmann, a eu pour (folle) ambition de faire. Transmettre.

Aujourd’hui, ou plutôt, cette nuit du 12 au 13 novembre 2013, quelques mois avant les nombreuses cérémonies du centenaire de la Grande Guerre, Arte a décidé de rediffuser ce très long film (près de dix heures). Dix heures de sélection sur les plus de trois cent cinquante heures d’interviews que le réalisateur a filmées en présence de certains témoins de 1974 à 1981. À ma connaissance, la dernière rediffusion date d’il y a près de quatre ans.

Shoah, c’est peut-être le seul mot admissible pour décrire l’horreur nazie. Une extermination industrielle, méthodique, systématique, non seulement d’êtres humains mais aussi de leur propre humanité.

Indicible ? C’était un peu ce qu’exprimait Primo Levi (1919-1987) dans "Si c’est un homme" (1947). On ne peut imaginer. Même ceux qui s’en sont sortis n’osaient pas raconter. Tellement c’était inimaginable. Primo Levi était parmi les rares à décrire l’horreur quelques mois après la fin de la guerre.

Heureusement, des témoignages pour l’histoire ont été réalisés.
"Shoah" est sans doute le plus précieux de ces témoignages historiques.
Avec "Nuit et Brouillard" d’Alain Renais (1955).

Le passage à la télévision est toujours un peu contrasté. Ce n’est pas un film de divertissement ni un match de football. Ce sera difficile de regarder en dînant, en respirant légèrement. L’atmosphère est tout de suite lourde.

Le mieux est plutôt de l’enregistrer pour se préparer, pour le regarder par petits morceaux, pour s’éviter l’overdose, car les cœurs sont sensibles, car l’âme est fragile, car tout ne peut être digéré d’un seul trait.
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Il ne s’agit pas de rejeter la légèreté.
Ni le superflu, le facultatif, le superficiel, l’artificiel.

Mais parfois, il est sain de revenir aux fondamentaux.
De voir d’où l’Europe revient, il y a à peine deux générations.
Jusqu’à quelle extrémité on peut arriver après un cheminement logique d’événements censés n’être que chaotiques et aléatoires.

La Grande Guerre devait être la "der des der" il y a tout juste quatre-vingt-dix-neuf ans. Le Traité de Versailles ne fut que le prélude à une guerre encore plus effroyable, stoppée avec une technologie encore plus apocalyptique qu’on n’aurait jamais pu imaginer à l’époque.

Les nations souhaitent toujours progresser, se niveler par le haut, s’améliorer, améliorer la vie des personnes, leur confort, mais aussi, avant, assurer leur survie.

On pourrait donc craindre que regarder en arrière, prendre en pleine figure cette expression devenue galvaudée, à savoir les "heures les plus noires de l’histoire du monde", serait un nivellement par le bas, serait un moyen de s’aveugler des défauts de nos sociétés d’aujourd’hui, un moyen d’oublier leurs imperfections, les grosses lacunes.

Pourtant, les historiens savent bien qu’une nation qui ne connaît pas son histoire, toujours tragique, est une nation en danger. Le futur n’est que la continuation mécanique du passé.

De nombreux extraits de ce film "Shoah" ont été diffusés dans les écoles, et j’espère que cela continuera. Il ne faut pas faiblir. Pas faillir dans la mémoire collective. Se souvenir, transmettre. Il n’y a plus de témoin de la Grande Guerre, mais déjà, les témoins de la Seconde guerre mondiale sont de moins en moins nombreux, de plus en plus âgés, de moins en moins en état de témoigner, et parmi eux, ceux qui ont vu les camps d’extermination sont encore moins nombreux.

Non seulement il faut être imprégné par ces faits historiques (que certains aventuriers ont même l’odieuse audace de vouloir remettre en cause, ce qui est actuellement illégal en France) mais il faut se donner pour objectif de le retransmettre aux générations suivantes. Parce que leur monde est différent du mien (du "nôtre" ?) : parce que la légèreté a encore progressé, parce que l’absence d’esprit critique a encore progressé, parce que les packages tout cuits de la pensée évitent de se poser certaines questions, parce que pour un jeune de 20 ou 30 ans, la paix est une évidence, est une permanence.
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On oublie trop souvent que lorsqu’on vote, on décide de qui va mourir. Aucun pouvoir en France n’a pas eu, un jour, à prendre la décision d’intervenir militairement dans un endroit du monde. En toute conscience. Avec ses conséquences sur les vies humaines.

On ne vote pas pour le plus beau (la plus belle), pour celui qui parle le mieux, qui soulage les consciences en colère ou en détresse. On vote pour celui qui, déjà, fera le moins de casse possible, à défaut de construire une société heureuse.

Aujourd’hui, avec l’informatique, Internet, l’ADN, la géolocalisation satellitaire, la téléphonie mobile, et d’autres nouvelles technologies, je dois bien comprendre que la situation de 1940 serait bien pire transposée en 2013 : la Résistance serait incapable de s’organiser, aucun faux papier ne serait possible à cause des puces électroniques à distance, la moindre trace ADN (cheveux, trace de salive sur le bord d’un verre, coupure d’ongle, etc.) trahirait (revoir le film "Bienvenue à Gattaca", 1997), les caméras de surveillance, sur les routes, dans le métro, dans les rues, dans les magasins, traceraient, traqueraient les dissidents, le moindre fichier serait comparé aux fichiers publics (fisc, sécurité sociale, liste électorale, etc.).

Heureusement, tout est basé sur le fait qu’il ne soit plus possible d’en arriver à la situation de 1940. Déjà, en pérennisant la démocratie, et en la pérennisant aussi par la construction européenne ("l’Europe, c’est la paix", c’est une réalité, même si aujourd’hui, la guerre ayant été perdue de vue, la phrase semble devenue seulement un slogan creux), et ensuite, justement, par ce travail de mémoire auprès des peuples d’aujourd’hui.

Cela n’a pas empêché d’autres massacres, comme dans les goulags staliniensau Cambodge (le 13 novembre 2013, c’est le centenaire de la naissance du général Lon Nol), au Rwanda et ailleurs. Mais cette inlassable transmission de la Shoah est le meilleur garant pour nous préserver de la barbarie.
L’humain peut le meilleur comme le pire. Aux peuples d’être vigilants, et aux citoyens d’en avoir conscience, gravement conscience, lorsqu’ils vont dans l’isoloir pour mettre leur bulletin de vote dans l’enveloppe, quand ils en ont la possibilité.

Le film "Shoah" est diffusé à partir de 20h50 le mardi 12 novembre 2013 sur la chaîne Arte, pendant près d’une dizaine d’heures.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 novembre 2013)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
L’Europe, c’est la paix.
Les goulags.
Le Cambodge.
La France pendant les deux dernières guerres.
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