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Parler aux arbres

Par Rolandbosquet
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   Grand soleil ce matin. Le thermomètre affiche un modeste degré centigrade mais le ciel est dégagé de ses nuages. Les chaudes couleurs de l’automne brillent sous la rosée. Les dernières feuilles de l’érable pourpre, encore accrochées hier aux plus hautes branches, dessinent sur l’herbe de la pelouse de petites taches sombres au milieu des ors de celles des bouleaux. Au loin, les vociférations  des tronçonneuses déchirent l’air immobile. Seule la lugubre plainte d’un arbre qui s’écroule dans les taillis parvient à les arrêter. Mais pour un temps seulement. On croit d’abord avec le silence qui s’installe qu’elles sont rassasiées. Elles ne respectent qu’une courte pause. Le temps de permettre aux  bûcherons de s’asseoir sur leur victime pour "manger un morceau" ou de "boire un coup" comme pour marquer leur succès. Piètre victoire qui voudrait commémorer l’époque révolue où c’était la cognée qui œuvrait. Le plus âgé des bûcherons faisait d’abord le tour du chêne pour en mesurer toute la majesté. Puis il collait son oreille contre son flanc pour entendre une dernière fois la vie qui y coule encore, paisible et sage. Il frappait du poing contre les grosses nervures qui jaillissaient du sol et couraient jusqu’aux dernières ramées. Pour l’avertir du sacrifice à venir. Il observait un dernier tour en marmonnant des paroles incompréhensibles que les apprentis prenaient pour des incantations. Puis il empoignait une hache qu’il tendait à l’un des hommes resté à l’écart. Il fera une bonne faîtière, disait-il. C’est à toi, maintenant. L’autre crachait dans ses mains, s’emparait fermement du manche usé par des saisons de pratique et se campait aux pieds de sa victime comme pour lui demander pardon. Ses compères honoraient son silence en hochant la tête, mi-graves et mi-goguenards. Il aspirait une bonne goulée d’air et lançait son outil d’un bon coup de rein dans un han sonore qui faisait le tour de la clairière. Et il recommençait une fois et une fois encore. Une éclape jaune tombait dans la mousse. Il se baissait, la ramassait religieusement et la flairait longuement comme s’il voulait s’enivrer de son parfum âcre et sucré à la fois. Puis, après un dernier regard à ses compagnons et au chêne, il repartait à l’assaut. Et ses halètements répondaient avec régularité aux chocs du fer contre le bois. Quand il avait creusé une belle entaille non sans s’être  épongé le front à plusieurs reprises, les autres se joignaient à lui. Il ne leur fallait pas longtemps avant que les premiers gémissements des mille fibres de vie n’avertissent de la chute. Alors les autres se reculaient. C’était à lui de donner les derniers coups en qualité de grand prêtre de ce rituel remontant du fond des âges. Aujourd’hui, les machines ignorent tout de ces coutumes. Elles coupent, tronçonnent, entassent sans relâche. Les camions emportent au loin des bois qui ont mis tant d’années, des décennies, parfois des siècles, à croître jusqu’aux nuages pour dialoguer avec les dieux. Un coup de vent balaie sur ma terrasse un paquet de feuilles tombées des bouleaux. J’endosse ma veste de jardinier et je chausse mes bottes. Il faut que j’aille leur parler. Leur dire que l’on va bientôt tailler dans leurs branches les plus élevées pour leur épargner d’être trop bousculés par quelque mauvaise bourrasque de solstice. Sinon, comme l’affirme la tradition, le monde tournerait plus mal encore. (A lire : Un jardin après la pluie. Francis Hallé. Armand Colin)


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