Victor-Lévy Beaulieu dans BIBI: « Votre religion de trou du culte, vous pouvez bien vous la mettre là où je pense »

Par Donquichotte

Victor-Lévy Beaulieu

« Bibi »

(mémoires)

J’aime les premières pages d’un livre, de tout livre... que j’aime.

Ici, l’auteur dédie son livre à Michel Chartrand. C’est un peu pourquoi le livre m’a tout de suite plu.

J’ai aimé, je devrais dire j’ai admiré cet homme de convictions, sorte de chevalier sans peur de la cause des travailleurs qui n’a jamais failli à ses convictions syndicales et patriotiques. Jai aimé l’homme carré, l’homme tonitruant ses sarcasmes et diatribes, pas des quolibets pour sûr, ses jurons aussi, à l’encontre des patrons. Ils étaient, dans sa gueule (oui, il gueulait), d’une saveur un peu acre, celle d’une militance extrémiste. Mais en général, ses engueulades étaient bien méritées pour ceux-là à qui elles s’adressaient. Il a pourtant pris des positions difficiles à soutenir aujourd’hui, si on les prend à la « lettre » : pro-Castro, pro-FLQ, pro-fasciste du parti de Adrien Arcand. Sans doute, ne prenait-il en parti-pris qu’une partie de ces « causes » qu’il appuyait... l’a-t-on mal interprété ? ou je me trompe tout simplement ! Mais il était de tous les combats. Il n’aimait pas qu’on traite l’humain comme un objet, comme une pièce de la grande machine ENTREPRISE, et il dénonçait sans cesse les abus commis contre le bon sens de la vie, contre la santé des travailleurs et leur sécurité au travail (des dossiers toujours chauds et qu’il connaissait avec une précision chirurgicale). Je me rappelle aussi quand, en 1998, il a alors 82 ans, il s’est présenté en politique sous la bannière du Rassemblement pour l'alternative progressiste : c’était un pied de nez au premier ministre de l’époque, Lucien Bouchard, « l’indépendantiste de bon ton et de qui les indépendantistes se méfiaient », puisqu’il se présentait dans le même comté ; mais cette action-militante-engagée de l’homme vieillissant était aussi une sorte d’adieu fier, un chant du cygne, et encore une fois le geste d’un trublion, - ce n’était surtout pas un abandon, ni non plus son dernier geste politique -, il avait encore quelque chose à dire, à agiter, il avait encore le souffle, la passion et l’orgueil de répéter jusqu’à la fin ses convictions de militant de la cause des travailleurs. C’était un chêne. Et je crois bien que VLB a admiré cet homme.

L’incipit du livre, « pourquoi je me trouve dans cet hôtel miteux à la périphérie de libreville, moi, bibi ? », une phrase-clé qui donne le ton au livre (écrire, c’est simple, dit-il en entrevue, il s’agit de trouver la première phrase) et surtout, qui guide la lancée furibonde de VLB, annonce les couleurs : puanteur gabonaise des déjections de chiens... de l’urine des chats... sa chambre... une cellule de prison... barreaux à la fenêtre... photos de rois-nègres soumis aux puissances colonisatrices...

Tout ça, toute cette aventure qui s’annonce... parce qu’un bon matin, il a reçu une lettre (vieillissant, il n’aime pas les lettres) de Judith : « Me meurs, vient vite ! »

Je ne sais pas si VLB est jamais allé en Afrique, mais je devine que je vais m’en payer une tranche folle d’histoire avec ce livre, s’il traite de l’Afrique comme il l’a fait pour notre histoire hystérisée du Kebek dans La grande Tribu. Je le dis simplement, je suis encore un peu désarçonné par cette Grande Tribu, j’entends, je suis toujours sous le choc d’une lecture qui harcèle mon moi-lecteur et l’amène au bout du chemin, pas si facile quand ce chemin trace, retrace, crache sur cette soumission du kebekois peureux (on dirait le texte d’un VLB-schizophrène-éclairé, ou d’un VLB-rêveur-éveillé-mal entendant-des-dires-contraires-à-son-option... et conscient !) qui n’ose le parti-pris, le choix politique de l’INDÉPENDANCE du Kebek.

Qu’est-ce que je dois attendre de ce nouveau livre, Bibi ? Je ne lis pas les critiques d’un livre comme celui-là, à peine ai-je entendu d’un vieil ami que ce livre doit être lu. Cela me suffit, je ne lis même pas le quatrième de couverture, je me garde la surprise, j’aime me laisser surprendre, me laisser interroger... je saurai répondre. Et je n’ai pas eu tort d’agir ainsi.

J’entre dans une grande aventure, presqu’irréelle, folle certes, où les névroses, hallucinations, rêves grotesques, et « réalités biographiques » (mémoires est le sous-titre du livre) mémorées-mémérées-remémorées, ahurissantes, cruelles,  - il me faut un whisky pour m’abreuver de tout cela -, s’entrecroisent à un rythme et à une allure hallucinants. Comme Hugo, VLB crache son verbe à un train d’enfer, avec des mots et maux d’enfer, il ne nous épargne rien : sa maudite polio qui l’empoigne dans une attelle de cuir à l‘épaule, ses efforts d’homme vieillissant pour fuir la meute des chiens-nègres d’Afrique, ce maudit soleil et cette sueur qui lui emperle le front, et puis, ce héros-narrateur-avatar de VLB, bibi, parti à la recherche (de rendez-vous manqués en rendez-vous manqués) de Judith ! sa pauvre Judith et si mal-aimable Judith, dont les yeux sont « mille fois plus beaux que ceux de l’actrice élizabeth taylor ».

Comme je m’y attendais (mémoires en tête), je crois lire la vie de VLB, je prends ses dires pour du cash, j’achète...

(voilà ma difficulté, et en même temps, mon plaisir : fiction ou réalité ? ça n’a pas d’importance pour moi. Ainsi, quand Imre Kertész dit que son livre Être sans destin est une fiction, alors que chacun sait qu’il est ce jeune garçon de 14 ans qui a été interné à Buchenwald, après Auschwitz, Kertész ne fait que confirmer que sa vie est « fiction [1]». Il l’a dit et redit dans de multiples entrevues, et il y tient. Ce disant, ajoute-t-il, « que ce serait triste si tout cela n ‘était que le réel mis en mots ».)

..., j’achète son Afrique, j’achète sa Judith, j’achète sa polio, j’achète ses frères et sœurs, père et mère « dérisoires », j’achète le père de Judith, toujours saoul, violent et violeur, j’achète la mère de Judith qui a tant de charme et de compassion pour Bibi et qui l’accueille comme le fils qu’elle aurait toujours voulu avoir (tu seras un écrivain célèbre dit-elle), j’achète son Grand Bardo Scieur de Longue Scie, j’achète son grand nègre Abe Abébé, son amant homo et amant de Judith, j’achète son avatar, Bibi... j’achète tout, tout, tout... bref, je me berce avec tout cela, même si à certains moments, je me demande si... en fait, je ne me demande pas... j’ai peine à croire (pas à lire), j’ai peine, je peine, je me peine et suis peiné de « voir » des vies aussi massacrées, et des environnements aussi sordides, celles et ceux de BIBI et de Judith, sans compter celles et ceux des « opprimés-réprimés-oppressés-colonisés » Africains d’Afrique.

Je sais ces choses de la vie... 

...celles des vies de pauvres, celles des filles violentés, violées, sodomisées ; celles des banlieues mortes ; celles des paysans, vidant-fuyant-s’éfuiyant-s’enfuyant de leur campagne, qui se meutent et se rassemblent dans des morial-mort, croyant découvrir de l’or et des jobs ; celles des vies scapularisées et catholicisées qui brisent l’homme et l’encerclent dans des croyances stupides en des vies éternelles et en ce sauvetage in X-trémis, par un criss-d’homme-christ venu mourir pour lui.

Oui, je sais ces choses de la vie ; mais quand on me les dit, et c’est écrit, comme le fait VLB, je suis parfois écoeuré de comprendre que la suite sera toujours la même et que mon « stoïcisme » n’y pourra rien. Je suis comme la bête, aux abois, et aux ébats, aux émois et aux débats intérieurs ; oui, je me débats avec mes propres pensées qui refusent ce que je sais voir. Et VLB n’y changera rien quand il en rajoute et en rajoute jusqu’au dégoût extrême.

VLB a été frappé par la poliomyélite (mémoires !), c’était en fin d’adolescence, ses poumons ont cessé de croître ; mais comme il le dit, cela n’a pas altéré son rythme de vie, celui d’un marathonien (70 livres écrits depuis) qui ne dort pas plus de 4 heures par nuit, et travaille 15 heures par jour.

J’ai rencontré cet auteur en deux occasions, je n’ai pas remarqué cette poliomyélite – il était assis, et est demeuré assis... et nous avons conversé -, je l’ai vu aussi en entrevue à la télé, pas plus de signe de polio... mais je me fous bien de tout cela parce que je le crois ainsi... ainsi quand il écrit : « j’ai abusé de tout ce qui contribue à vous éloigner de la pensée de la mort », ainsi, quand je comprends son travail fou d’écrire sans arrêt, et cette grande folie d’aligner-enfiler-tordre-projeter-cracher tant de « mots-passions » pour combattre avec rage toutes les folies (le polémiste choqué de la sottise des gens, et peut-être aussi choqué-marqué devant l’hostilité des gens quand il parle cru des vraies choses) – c’est son ivresse -, oui, celle de combattre à mort (la mort[2], son destin) pour « la » cause : libérer et désaliéner une race, un peuple, une nation kebecoise enchaînée depuis la colonisation et l’anglaisement. Quand je l’ai rencontré récemment, je lui ai demandé si, ce qu’il racontait dans le livre James Joyce, l’Irlande et..., à propos de sa famille était « réel » (je lui ai dit que je trouvais sa famille assez « bizarroïde »)... il m’a répondu que l’épisode de la mort et de l’enterrement de son père était tout ce qu’il y a de plus « réel »...  CQFD. Puis, me enhardissant, je lui ai demandé pourquoi le parti québécois avait sorti cette « idée » d’écrire et de faire adopter une charte des valeurs québécoises, il m’a simplement répondu que le parti québécois préparait sa prochaine ré-élection. Alors, moi qui viens si peu au Québec, qui suis si peu l’actualité kebekoise (je vis en France depuis 10 ans, et m’informe rarement de l’actualité québécoise), je lui ai dit que tout ça était bien mal barré, compte tenu de ce que j’entendais depuis quelques semaines que j’étais à Ste-Sabine.

Ce livre, Bibi, est sans doute pour certains, un « abusement », une « usure excessive » des sens, des idées, des paroles, et des êtres. Mais, à moi, rien ne me paraît excessif... ni injuste, ni mésusé, son texte ne passe même pas la mesure, ni l’outre-mesure, je sais VLB appuie là où ça fait mal parfois, là aussi où ça fait du bien ; il contraint le sexuel, « son sexuel » (ce mot revient 394 fois ! dans le texte), cela surprend tellement, il en abuse (du mot, des  manières de l’utiliser, d’en abuser, de s’en complaire aussi, s’entend !), à s’épivarder à tout venant, et particulièrement avec Judith, et dans l’écriture[3]. Ses sens sont en alerte maximale quand il whyskyse sa vie, il n’y a aucune frontière, aucune règle qui tiennent. Il est alors « malcom lowry ». Mais boit-il réellement autant ?

L’incipit au chapitre 2 : « je suis en train de m’enfermer comme franz kafka dans l’exclusion, je ne veux pas mourir tusuite, je veux que beaucoup de vie m’advienne, j’ai soif et j’ai faim de réalité parce qu’il n’y a rien dans le rêve familial, que l’usure du sang : un père désorienté qui soigne les fous... une mère dominatrice parce que terrorisée... frères et sœurs déjà dévorés par la banalité ».

Voilà, le ton est donné, on est vraiment dans le livre...

1/ en Afrique, qu’il vit comme « une coagulation de chaleur, une décorporisation de la réalité, une rupture absolue » (comme l’a écrit Artaud dans l’ombilic des limbes, « le livre de ce qui se passe quand le cerveau pourrit ») dans des réalités inventées, mais si « vraies », à la recherche d’une Judith perdue, qu’il a perdue, qui l’a perdu.

2/ et au kebek, dans des réalités remémorées, mais si « vraies », à saint-jean-de-dieu, « au bout du rang rallonge, et qu’on a dû fuir » pour aller à morial-mort, là où apparaît sa Judith, sa muse ( ?), son amour fou, celle dont il a besoin pour rêver autrement, celle qu’il désire, celle qui le « touche », celle aux petits seins bruns et fesses toutes rondes et qu’il désire à mort (« celui qui désire mais n’agit pas nourrit la pestilence, a encore écrit Bataille », écrit VLB) et dont il a tant besoin, besoin qu’elle l’aime si fort « et dans le jamais du toujours ».

Les chapitres alternent, et ces 2 grandes réalités se chevauchent. Avec des mots crus, violents, impitoyables dans leur nudité (ainsi quand il parle de son père, odieux, qui bat sa sœur qui a 20 ans parce qu’elle mouille encore son lit) VLB montre la misère de sa famille, et ces sombres images d’enfance qui restent, même selon lui, « dans l’en deçà de la représentation ». Cette misère, « kafka l’a bien connue », écrit-il, et c’est pourquoi il le relit, s’accrochant à certains passages qu’il a retenus, afin que « l’écrivain que je crois avoir en moi ne sombre pas tout à fait dans le découragement : c’est vaguement apaisant malgré le désespoir dont ça vient ».

Bourgault, Artaud, Kafka... "influences"

Dans sa remémoration, VLB rend hommage à Pierre Bourgault qui dirige alors le RIN : « un albinos, un puissant orateur. Si les cochons fédéralistes ne le mangent pas, ce jeune homme passionné, qui a déjà l’air d’un prophète, nous portera jusqu’à la terre promise... Quel orateur il est ! juste à l’écouter, ça me brasse la cage tellement fort que je voudrais me transformer aussitôt en militant... ».

Mais, écrit VLB dans la suite, « je me contente de sillonner morial-mort pour qu’une énergie moins déraisonnée prenne possession de mon corps ; quand c’est fait, je reviens vers la rue monselet, j’escalade le perron qu’il y a derrière la maison, je m’assois sur le vieux coffre qui sert de poubelle et je vais passer là tout le reste de la nuit à taper furieusement sur ma vieille underwood, les mots s’ajoutant enfin les uns aux autres sans déplaisir – (((ils sont toujours de grande fâcherie parce que libres de toute inhibition))) - » VLB écrit ainsi depuis l’âge de quatorze ans.

Et, grâce à Artaud qu’il lisait avidement, VLB raconte que, le pastichant, cela lui a permis de remporter plusieurs concours littéraires. Mais là-dessus, sa mère est d’un autre avis : « Bibi, rends-toi-z-en compte... tu es cruel, égoïste et dénaturé. Tu lis trop, et juste des maudites folleries. Ça va te conduire où, tu penses ? Chez les fous... à l’asile, nulle part ailleurs  ». Son père aussi lui reproche ces lectures.

C’est fou cet univers familial que VLB décrit ; comment peut-on être écrivain dans ce cas ? Oui, comment ? L’influence de cet Judith, qui apparaît alors dans le roman-mémoire, est fondamentale. Elle aussi lit Artaud, elle aussi lit Kafka, on se demande qui de Bibi ou d’elle va citer le plus souvent ces auteurs, elle est l’être sexuel-déchaînée du sexe, une jusqu’auboutiste, une folle, elle rêve sans arrêt de se dévêtir et de forniquer, une sodomisée à répétition, et si jeune, mais qui ne s’en fait pas, tout ça lui semble naturel, (« est-ce vraiment impossible pour toi de comprendre cela » ? qu’elle lui dit) qui va épauler-pousser-faire-transgresser les codes chez VLB-Bibi. Rien ne l’empêche d’être ce qu’elle veut être ; c’est une leçon de vie majeure pour Bibi. Elle et lui ont des pères qui se saoulent, elle et lui lisent les mêmes auteurs, elles et lui sont des paumés de familles déjantées. Elle et lui savent se trouver... ils sont des naufragés de la vie, leurs enfances sont le « rassemblement de toutes les outrances du monde », oui, du terrorisme malpropre, écrit VLB.

Quand VLB-Bibi n’arrive plus à écrire, il enténèbre la vie, et il devient « une bête mentale et vicieuse ». Mais Judith déjà, a compris ; elle veut l’aider, elle lui suggère de quitter  la maison familiale et lui propose d’emménager avec elle. Elle veut l’accompagner jusqu’à ce qu’il soit devenu un grand écrivain, elle est certaine que cela va arriver et quand ce sera le cas, ajoute-t-elle, « je sortirai de ta vie comme j’y suis entrée, dans la fulgurance de l’éclair ». Bibi n’arrive pas à répondre, il lui effleure les seins, « c’est ferme  et tout chaud », et il ne voit plus rien des apparences trompeuses de la mort, il ne voit plus que les « yeux » de Judith, ces grands yeux violets, « doux comme une naissance », qu’il n’oubliera jamais.

Tout le roman-mémoire-remémoire est là...

...dans ces grands yeux violets qu’il a tant aimés, et qui l’ont l’abandonné... et auxquels il va obéir, quarante ans plus tard, pour aller à des rendez-vous sans cesse remis et auxquels elle ne vient jamais...

L’homme VLB-Bibi, vieillissant, appuyé sur sa canne, son bras et son épaule gauche toujours harnachés, vit cette non-retrouvaille et se remémore... sa mère qui a toujours peur d’avoir à le toucher mais qui, lorsqu’elle est seule, laisse des larmes lui couler sur les joues, « il n’y a pas de solution à la pauvreté » et qui, un jour, va lui demander pardon, un pardon que Bibi va lui refuser... et toutes ces gens autour de lui, dans son morial-mort, à saint-jean-de-dieu, et qui n’ont de particulier que d’être, que de naître « rien » et qui ne peuvent même pas le montrer, « même à leurs propres yeux » (c’est ce qu’écrivait kafka à son ami oskar pollak, écrit VLB)... son père qui se demande pourquoi son fils languit autant, alors qu’il s’est sacrifié pour sa famille, logeant, habillant, nourrissant chacun, obéissant à dieu, et marchant sur son orgueil car il aurait aimé, lui aussi, être un artiste.

VLB se rappelle son départ de la maison familiale criant-rugissant sa soif de créer, de rêver, de dénoncer... parce qu’il n’est pas aliéné, lui, dit-il en répondant à son père qui lui demande où il va aller...

...« quand je serai rendu au bout du monde, je vous écrirai peut-être pour vous dire que Dieu et la famille n’ont jamais existé ».

En attendant, et y allant, il a Judith qui lui crie : « Baise-moi ! Baise –moi à mort ! »

Vieillissant...

...il aime l’été, l’odeur enivrante des matins, l’ivresse paisible des jours plus longs, quand son corps flotte et qu’il se retrouve à quatre pattes dans son potager, sarclant, désherbant, soufflant, les deux mains en-terreuses. Mais rêve-t-il quand il écrit tout cela ? « Dans le rêve, les mots n’opposent plus de résistance, ils s’ajoutent simplement les uns aux autres, dans une luxuriance d’images neuves parce que dégagés de toute censure, de toute esprit de responsabilité, de toute banale réalité et, aussi, de tout moralisme – on vit alors en état de rupture absolue », écrit-il.

Il se moralise, il s’auto censure, il se déprime, il s’auto critique, il se déprécie... et, en ces moments-là... il apprend «  pourquoi les romans que j’ai écrits jusqu’à maintenant sont des échecs : centrés sur moi-même, avec pour seules références les images sombres venues de ma propre famille (je repense à son James Joyce, l’Irlande...), je n’avais rien d’un créateur mais tout d’un juge ».

Il pense, il définit... « le grand amour, quand il n’y a plus de distance, quand on n’a même plus besoin de poser une question parce que la réponse est déjà en soi et en l’autre », c’est ce que VLB a écrit dans l’Héritage. J’ai souvent essayé de définir l’amour, ou, à défaut, de trouver une définition qui me plaît. C’est fait maintenant.

VLB, dans ce Bibi, dans ses mémorations-remémorations, force la langue ; le langage qu’il utilise est parfois outrancier-excessif[4], on le dirait acharné à nous faire voir et entendre des choses qu’habituellement nous n’entendons pas de cette façon, ou même pas du tout. Cela va-t-il éveiller en nous quelque chose de nouveau, mais qui était caché, puisque cette langue de « tant d’imaginations », à travers des « images » dont nous n’avons aucune idée de ce qu’elles sont vraiment, agit comme une incantation (VLB dans une entrevue) ? Pour moi, qui dit incantation dit initiation à l’inconnu, et revanche de l’imagination dans un monde crispé par le respect du réel empirique. VLB communique-écrit avec son cœur qui ne se soumet à aucune raison imposée (son anarchisme) ou qui s’imposerait du fait d’une démonstration scientifique avérée.

VLB n’est pas encore rendu au bout du monde, mais il sait, il se force à penser, il réalise, quand il quitte l’enfer de la rue monselet (maison des parents), qu’il n’a jamais connu « que ce qui se naufrage », et qui le détermine maintenant à s’en éloigner à jamais. Et il voit, comme Kafka, « comme elle étincelle sous mes yeux cette vie possible, avec ses couleurs d’acier, ses barres d’acier tendues qui se détachent sur une obscurité aérienne ». 

L’Afrique, terre première de tous les hommes... questions ?

...VLB en rêvait sans doute, de cette première Afrique. D’où cette première phrase du livre... qui lui a fait écrire ce livre... malgré lui, et aussi pour lui, qui aimerait faire naitre une terre première pour les Kebekois.

VLB questionne-dénonce, outre les agissements des pays capitalistes colonisateurs (cette réalité est bien connue, et le discours anti-tout-ça est aussi bien connu, VLB n’innove pas), ceux issus des mœurs féroces d’Afrique qui aurait fait jouir le Marquis de Sade. Il rappelle les agissements de ce Idi Imin Dada, dictateur fanatique, monstre et boucher, qui fit découper en morceaux une femme infidèle, et questionne...

... pourquoi tant d’hommes obéissent-ils à un roi-fou ? pourquoi tant de spectateurs assistent-ils à de pareilles boucheries sans broncher ? et pourquoi certaines victimes acceptent-elles de n’avoir aucune prise sur leur destin ?...

...((((((« Est-ce que ça ne viendrait pas aussi des mœurs sans humanité d’autrefois, quand un grand nombre de tribus se partageaient le territoire africain et que pour une dent qu’on t’enlevait, on t’arrachait un œil ? et la chasse aux esclaves, est-ce qu’on n’aurait pas inculqué à ceux qu’on n’arrivait pas à prendre ce profond sentiment de fatalisme et cette passion, qui subsiste toujours, pour les danses, les chants et le port de vêtements de couleurs vives ? »))))))

Ce sont des questions bien curieuses ; mais elles me laissent penser à d’autres questions, un peu dans le même ordre d’idée...

Y aurait-il un gène porteur de notre impuissance à réagir aux insultes des angliches sur le kebek ((quand je lisais cette chronique hebdomadaire du Devoir qui relatait (existe-t-elle encore, cette chronique ?) régulièrement les propos et événements-gestes-actions-déclarations marquant un racisme anti-Kebekois certain et vil, et provenant des populations (politiques, gens d’affaires, journalistes...) des provinces canadiennes anglophones, j’étais toujours si estomaqué et furieux d’apprendre que de nouvelles invectives et insultes apparaissaient au plat hebdomadaire des angliches. Du pur « kebek bashing ». Du pur « mépris » envers celui, le Kebekois, que l’on considère comme inférieur. Et surtout, je me rappelle la remarque que je me faisais alors : pourquoi est-ce que tous les kebekois ne lisent pas cette chronique ? (bien sûr, on me dira que le Devoir compte peu de lecteurs et que, sans doute, chacun de ses lecteurs sait tout cela, ou l’intuitionne très bien.) Mais je me disais quand même : si chacun savait, on ne pourrait pas laisser passer ça. Sur la même lancée, je me rappellerai toujours que le sentiment populaire québécois, au lendemain de l’échec de l’accord du Lac Meech, était (sondages à l’appui), et en regard d’un vote possible le lendemain en faveur de l’Indépendance du Québec,  favorable à 75 %. Il n’a fallu que l’habileté politique-cynique d’un Robert Bourassa frileux (qui avait pourtant promis un vote là-dessus) et des lobbies puissants, pour qu’un éventuel référendum sur la question soit remis aux calendes grecques, et pour que cette faveur-chaleur-intime en faveur de l’idée d’indépendance, ce sentiment populaire québécois, se délite et meure à tout petit feu feu feu. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi donc ?

Est-ce que cela ne viendrait pas aussi de nos mœurs de peuple soumis d’autrefois ? Pourquoi obéit-on à un discours anti-indépendantiste ? Pourquoi assiste-t-on sans broncher à  une avalanche de « kebek bashing » ? Pourquoi accepte-ton de n’avoir aucune prise réelle sur son avenir constitutionnel ? À l’amertume-mêlée-de-rancœur et de désir d’humiliation, des sentiments chroniques chez les angliches, le kebekois ne sait plus opposer qu’une soumission chronique, qu’une hébétude qui ne se sait pas. Il nous faudrait une « révolution du contre-mépris », pour qu’advienne un « peuple réconcilié avec lui-même, habilité à devenir race, peuple et nation, habilité à créer une beauté qui ne serait jamais venue autrement ».

Je vais lire bientôt cet appel de VLB, « Désobéissez[5] ». Je sais toutefois que VLB est un pacifiste et qu’il croit à la diplomatie pour « vaincre n’importe quel démon ». Peut-être m’instruirai-je ! VLB écrit qu’il n’a plus, aujourd’hui, comme homme vieillissant, « que la mémoire des choses surréelles », la surréalité étant une petite brise éphémère, sans doute, et qu’il met beaucoup d’énergie à se changer lui-même... « La beauté qu’on voudrait tant ajouter au peu qu’il y a dans le monde, elle n’est probablement valable que pour soi ». Me disais... ajoute VLB : « tout le temps qu’on vit, on ne fait que se suicider ». Il me faut « suivre l’exemple de Kafka, je dois refuser d’être essentiellement triste, et ensorceler ! »

L’écriture selon VLB...

Les livres de VLB disent la littérature qu’il voit, aime... et disent l’écriture, le style qu’il revendique...

« J’ai toujours été entêté, je suis incapable d’abandonner quoi que ce soit quand c’est commencé, impossible que ça me sorte de la tête une fois que ça s’y trouve... voilà pourquoi quand c’en est là, je dois m’attabler, décapuchonner mon stylo feutre et écrire, écrire par tout mon corps éperdu... jusqu’au dernier mot, emporté par une force triomphante, tous les jours ces longues heures, sans fléchir, sans réfléchir, joyeuse est la folie quand elle se fait compulsive et urgence, seule réalité, seule surréalité capable de repousser les limites de la résistance, donc celles de la mort ».

VLB aime que l’Afrique lui parle... (david Diop, mort dans sa trente-troisième année)... de sa joie...

« Le soleil brillait dans ma case / et mes femmes étaient belles et souples »

Et aussi de sa tristesse...

« Puis un jour le silence... / Mes femmes écrasèrent leurs bouches rougies / sur les lèvres minces et dures des conquérants / aux yeux d’acier »

Le recours à la poésie est une bouée de sauvetage pour VLB ; elle casse son ennui - quand il voit qu’il perd pied avec son corps, - quand il ne peut plus se relier au monde, - quand, comme le poète Diop, les « rayons du soleil semblent s’éteindre dans sa case vide de sens. », - quand, comme dans les temps anciens, l’homme était à peine une réalité, - quand son corps oublie que sa jeunesse était pareille à un déluge... alors, alors là, VLB cite Césaire « Faites-moi rebelle à toute vanité », et demande d’être un de ces « barbares d’une espèce nouvelle » comme l’étaient les Hugo, Simenon, Miller, Nietzsche... pour que son cœur se calme, pour que le désarroi quitte son corps, pour que sa main droite ne s’agite plus tout de travers, et pour qu’il retrouve son énergie vitale.

VLB aime cette musique de la langue qu’on trouve avec génie dans les livres-poèmes d’Aragon, d’Éluard ou de Jacques Prévert... « je voudrais que ma langue si kebekoise puisse produire autant de sonorité, se faire fugue et sonate, symphonie et canon, à donner l’envie irrésistible de chanter plutôt que de simplement dire ! »

VLB écrit à la Hugo, à la hussarde presque, brutalement, sans retenue, et vite, « c’est le mouvement de son écriture qui le fascine ; alors la pensée de VLB déferle, il ne laisse jamais son esprit faisander... « la pensée n’aime pas revenir en arrière, une fois la flèche lancée, elle doit filer drette vers la pomme... ma pensée ne fait pas de zigzags, pour qu’elle ne se perde pas en route, mais aille tusuite là où je veux qu’elle me porte... ». Et comme Artaud, VLB veut bousculer sa vie, « comme Artaud, je ne vais pas l’embellir, je vais en faire une autre, purement et simplement une autre[6], et ce sera comme les peintures de Van Gogh : violet vert, jaune lilas, héliotrope, vert véronèse, jaune d’or, ocre d’or, mauve, lilas, violet héliotrope, véronèse, jaune d’or, jaune d’or... ».

Sa religion ! 

Les livres de VLB disent la religion qu’il voit, déteste... ils disent la haine qu’elle soulève en ses sens et pensées... et les credo qu’il lui oppose...

« Je hais tout ce qui se fait passer pour de la religion, je hais tout ce qu’il y a d’irrationnel, de naïf et d’invraisemblable dans les croyances : dieu est mort depuis longtemps, depuis que Nietzche l’a assassiné dans l’Antéchrist ».

VLB déteste dieu, ses archanges, et cette idée d’une félicité qui nous attend dans l’au-delà... « mon trou du cul, oui, que la constipation a cimenté comme une porte de prison. » Quand un prêtre veut lui offrir les secours de la religion, la réponse est nette-frette-sec : « Je suis agnostique, incroyant, mécréant et renégat... votre religion du trou du culte, vous pouvez bien vous la mettre là où je pense ». Et quand il regarde l’aumônier, VLB a peine à se retenir : « Mangez donc ce que vous êtes : un plein char d’étrons papistes ! »

Son credo : « je crois seulement au progrès de la bête que je suis et dont l’avenir est de devenir surhomme ». Ite missa est. Alléluia.

Son véritable crédo, à chaque printemps qui se pointe : ainsi parlait Bibi dans son morial-mort, si mort : « j’aimerais tant mettre les deux pieds dans le fumier, j’aimerais tant posséder un grand carré de terre noir, j’aimerais tant faire pousser des fleurs, des fruits et des légumes – me rapprocher de la vie végétale, faire en sorte que la sève des plantes passe de leurs tiges à mon corps et me donne cette énergie lumineuse qui, seule, permet de s’élever au-dessus de toute infirmité ». C’est là où il est aujourd’hui, dans son compost, son terroir du Bas du Fleuve, à Trois-Pistoles, en 2013.

Et comme Ghandi, il prône la « désobéissance civile ».



[1] Dans une entrevue à PM no 71, Imre Kertész dit à propos de l’écriture d’un roman qu’il « ne s’agit pas de raconter ce qui s’est produit, comme une suite d’événements passés et relevant de l’Histoire, mais au contraire de retrouver le sens profond de l’immersion dans le présent... Il ne s’agit pas de réalité historique, mais d’authenticité vécue ». De plus, ajoute-t-il, quoiqu’on fasse, et quelques soient les connaissances qu’on croit avoir sur sa propre vie, « qui donc pourrait se targuer de connaître vraiment sa vie ? » Pour Kertész, l’homme se forme à travers un langage, il se met ainsi en forme, il crée sa propre fiction ; ses pensées font surgir d’innombrables fictions... et cela dure toute sa vie.

[2] Imre Kertész dit que « l’écriture est un jeu mortel. Lorsqu’on s’engage dans l’écriture d’un roman, il faut trouver un langage. Ce souci de faire naître un langage singulier revêt aux yeux de l’écrivain une gravité mortelle ».

[3] Cela me rappelle, bien indirectement, le texte fou de Pierre Guyotat, Vivre, où le rapport écriture/masturbation, présenté comme le langage du corps, m’avait laissé sans mots ; je crois bien avoir pris beaucoup de temps avant d’apprécier le livre. J’ai dû le lire jusqu’au bout, cela n’a pas été facile de passer les premiers chapitres, puis, peu à peu, j’ai cru comprendre son type de subversion littéraire, et comme son corps, une sorte de Work in progress servait son écriture. Ainsi dans ce passage : « Mon sexe attend, lové sur sa couillasse, comme un fœtus, entre mes cuisses ».

[4] Le dictionnaire culturel en langue française donne cette citation de Zola, dans Nana, pour caractériser une outrance de langage, une définition, me semble-t-il, qui sied bien au texte de VLB : « Cette chronique était écrite à la diable, avec des cabrioles de phrases, une outrance de mots imprévus et de rapprochements baroques ».

[5] Pour que se réveille notre conscience, pour que chacun devienne vraiment le vrai citoyen d’un vrai Kebek... le temps presse... Voyez, écoutez...

[6] Est-ce cette idée de Kertész que la vie de tout homme est « fiction » ?