Faut-il aimer les enfants quand on est auteur pour enfants?

Par Clementinebeauvais @blueclementine
Quand j'ai commencé à faire des visites de classe et des salons il y a deux ans, j'ai été immédiatement effarée par la présence systématique d'au moins un auteur pédophobe à chaque fois. C'est un type d'auteur très facilement reconnaissable. Ilouelle écrit depuis avant ma naissance, et rien ne l'impressionne. Sirotant son café dans la salle commune, ilouelle ronchonne que ces imbéciles de gamins vont encore lui poser des questions à la con, ras le bol de dire combien de temps ça me prend d'écrire un livre, ils font chier ces gosses, d'où me viennent mes idées, quelle question débile, etc.

cet auteur-là

Et moi, pendant ce temps, telle la jeune fiancée du Père Noël, je m'exclame (intérieurement), "Oh mon Dieu! Quelle horreur! Comment pouvez-vous dire ça, espèce de monstre, espèce de dangereux anthropophage! Quel délice, quel plaisir d'entendre ces petites voix me poser des questions, de voir ces grands sourires édentés ponctuer mes réponses!". Et main sur le coeur, je ravale des larmes de peur et de colère et je me demande si cet individu visiblement dangereux devrait vraiment être autorisé à passer le seuil de l'établissement.

Alors, est-ce que les auteurs pour enfants doivent forcément aimer les enfants, chers amis? Vous avez quatre heures avant que je ramasse les copies.
Et je veux dire vraiment aimer les enfants, hein, pas juste les tolérer. Est-il impératif que leur niveau moyen de joyeuseté s'envole quand ils aperçoivent ces mignons petits êtres? Doivent-ils à tout prix ressentir une mystérieuse connexion en la présence de ces adorables humanoïdes? Après tout, il y a des dizaines d'auteurs pour adultes qui se foutent complètement de leurs lecteurs et/ou affichent la plus grand antipathie à leur égard. On ne demande jamais à un auteur 'pour adultes' s'ilouelle aime les adultes.
GRAZIA. 'Monsieur Michel Houellebecq, vous avez toujours écrit pour les adultes. C'est parce que vous aimez particulièrement les adultes?'

©Mariusz Kubik

M.H. Bien sûr, j'adore les adultes. Ils sont géniaux! j'adore comment ils sont toujours tout contents quand on signe leurs livres, et puis ils trouvent toujours des trucs à dire qui sont hyper drôles et spontanés, c'est... comment dire? C'est merveilleux, quoi. Je sais pas pourquoi, j'ai toujours été à l'aise avec les adultes. C'est peut-être parce que je n'ai jamais oublié ce que ça fait d'être adulte. Je m'entends bien avec eux, ils sont super, quoi, et c'est pour ça que j'écris pour eux, voilà.
C'est, en effet, pas demain la veille.
Il y a des auteurs qui aiment écrire pour les enfants parce que la littérature jeunesse est, bis repetita, une plate-forme littéraire extraordinaire et stimulante, mais qui n'ont rien de spécial à dire aux enfants en-dehors des livres qu'ils écrivent.
Quand on dit qu'on aime les enfants, quelle est la part de cette déclaration qui concerne les vrais enfants, et celle qui concerne l'idée d'enfance? La littérature jeunesse nous permet de jouer avec des concepts, des formes artistiques et narratives, des motifs qui ont trait à l'enfance, mais comme je l'ai dit quatorze mille fois sur ce blog, pas forcément aux vrais enfants réels.
Je crois que j'aime les vrais enfants. J'ai la forte impression que j'aime leur parler, être avec eux - ils me font marrer, ils me surprennent et ils m'émerveillent, et je pense que je me sens heureuse quand je suis entourée d'une ribambelle de gamins. Mais objectivement, cette généralisation ne peut fonctionner sans l'idée préexistante que l'enfant est doté d'une propriété spéciale, c'est-à-dire, sans un idéal de l'enfance qui vient placer un écran d'illusion entre moi et les individus en question.
Parce que c'est un peu comme quand on dit: 'J'adore les chats'. Oui, j'adore les chats. Mais en fait non. Je n'adore pas tous les chats. Bizarrement, je préfère les chats qui sont tout gentils et qui ronronnent, pas ceux qui griffent et qui mordent, merci bien. Et oui, j'adore les enfants. Mais en fait non. Quand j'entre dans une classe, oui, j'avoue, j'ai tendance à préférer les petites Hermione qui lèvent la main toutes les deux minutes avec des questions intelligentes aux deux du fond là-bas qui en proie à une puberté précoce fortement homonogénératrice me jettent des regards lubriques et ricanent et se murmurent des trucs dans l'oreille.

Exemple de chat adorable.


Il faut donc accorder à notre ami/e l'auteur pédophobe, au moins, une certaine capacité à percevoir les enfants comme des êtres humains. Des êtres humains qui ont des défauts, qui peuvent être emmerdants et idiots tout comme ils peuvent être drôles, intelligents et inspirés. L'auteur jeunesse qui 'adore les enfants, et c'est pour ça que j'écris pour eux' pourrait tout aussi bien dire qu'il adore les chats, les vieux, les lesbiennes, les dyslexiques, etc.

Il y a des gens qui aiment juste écrire et pour eux, aller dans les écoles pour parler aux vrais enfants réels qui bougent est un aspect bien relou du boulot, comme remplir sa fiche d'impôts ou négocier son contrat pour 0,0004% de plus de droits d'auteurs (si plus de 10 000 exemplaires vendus en vingt minutes). Et puis il y a les autres comme moi, qui se baladent avec enchantement parmi les enfants comme des bonnes fées bienfaisantes, et qui voient leur travail comme une sorte de mission spéciale pour et avec les petits nenfants, incapables de comprendre comment il est possible que d'autres auteurs écrivent pour un lectorat dont les représentants 'réels' ne leur font ni chaud ni froid.