Magazine Cinéma

L’éloge des derniers instants

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

4H44, DERNIER JOUR SUR TERRE

un film d’Abel Ferrara, 2012

    Cisco vient de renoncer, avec l’aide de sa compagne Skye, à replonger dans la drogue pour supporter la fin du monde imminente. C’est la fin de la nuit, 4h44 approche : par la fenêtre, une aurore boréale illumine le ciel de New York. Skye retourne à la peinture sur laquelle elle travaille depuis la veille, sa dernière œuvre. Cisco, lui, va sur la terrasse et observe avec les jumelles. Aux images des gens qu’il observe, se mêlent, dans un montage expérimental, celles d’un monde qui se prépare à son extinction, grouillant de vie. Face aux hommes appréciant tranquillement et sereinement leur dernier steak ou leurs dernière cigarette, le Christ ouvre les bras comme pour accueillir, ou mieux apprécier, l’humanité sur le point de s’éteindre définitivement. Les images des révolutions et des processions religieuses qui constituent elles aussi ce montage, mettent en exergue la révolte, compréhensible mais vaine, d’une tranche de la population qui refuse l’inéluctable.

© Capricci Films

© Capricci Films

    La séquence est forte. On est à la fin de 4h44 Dernier Jour Sur Terre, nous sommes face à la fin du monde, et Abel Ferrara est sur le point d’achever superbement son chef d’œuvre apocalyptique. Loin de la batterie d’effets spéciaux des grosses productions hollywoodiennes du genre, le réalisateur new-yorkais trouve une simplicité salutaire dans sa démonstration cinématographique, ô combien plus forte en émotions que 2012 ou encore Prédictions.

    Si le film est le meilleur qui ait été fait sur l’Apocalypse (avec Melancholia de Lars Von Trier), c’est qu’il est à la dimension du spectateur, à dimension humaine. La fin du monde est vécue par le simple prisme du couple, au travers de la complexité de leurs propres ‘’moi’’ intérieurs. C’est ce qui fait la force du film : la multiplicité des réactions diverses de Cisco puis de Skye face à la mort imminente, mais aussi la réaction de ce couple en tant qu’entité propre. 

   Face à face, deux visions s’affrontent et se rencontrent. Le calme de Skye, guidée par l’idéologie bouddhiste de l’éternel recommencement et du cycle naturel de la réincarnation, agit en contre-point de la révolte et du déni de Cisco qui lutte en permanence pour ne pas sombrer dans la panique et la peur qui grandissent, inexorablement, en lui au fur et à mesure que 4h44 arrive. Entre ces deux visions, c’est le couple qui subsiste et vit jusqu’au bout soudé. Comme au quotidien, les deux amoureux s’aiment, se disputent, font l’amour, et mangent ensemble. Comme au quotidien, Cisco écrit et Skye peint. Le tout dans un calme seulement altéré par les accès de panique de Cisco qui ne peut suivre le rythme calme, déterminé, de Skye qui a su, elle, accepter que la fin du monde soit proche. Les petits gestes du quotidien s’enchaînent, un à un, et l’on comprend que ce sont les derniers, par la solennité que les deux mettent à les accomplir, et par la sublimation de ceux-ci par le réalisateur. Les plans sont fixes, la musique est minimale, et, dans la simplicité de leur contexte, dans la douceur avec laquelle les derniers instants nous sont dépeints, l’amour entre les deux personnages est totalement perceptible, la valeur ultime de ces derniers instants totalement appréciable.

   Abel Ferrara, en plongeant le spectateur dans un récit ancré dans le quotidien d’un couple, dans le sentiment universel de l’amour entre deux êtres, réussit à faire un film qui touche le spectateur profondément, le mettant sans cesse dans la position des personnages, le poussant à se demander comment il aurait réagi dans la même situation, comment il aurait choisi de vivre le dernier jour de sa vie. Au delà de faire l’éloge des derniers instants de la vie des personnages en ancrant le récit dans la sphère de l’intime et dans la simplicité, Abel Ferrara signe un film totalement universel. Quand Cisco prend ses jumelles, regarde la télé, il pose son regard sur un monde qui se découvre alors complètement à lui, dans toutes ses multiples facettes : celles du calme de la résignation, de la violence de la colère, du silence de la prière. Laïque et religieux à la fois, le récit se développe autour de ses deux personnages coupés physiquement du monde mais pour lesquels la connexion (internet et télévisuelle) est essentielle. Elle leur permet de s’inscrire dans un monde globalisé tout en respectant leur intimité, et permet au réalisateur de développer une grammaire expérimentale, dans laquelle sons et images documentaires d’archives se superposent et se juxtaposent, et qui vient apporter une nouvelle dimension au film. Celui-ci trouve une respiration salutaire en évitant de plonger dans le gouffre du quotidien d’un couple que l’on ne comprendrait alors peut-être pas, à qui on s’identifierait certainement moins, qui ne serait plus alors représentatif de toute l’humanité en train de s’éteindre.

   Alors que le film se termine par les visions de Cisco du monde qui se délite sous ses yeux, Ferrara met en place le dernier sursaut de vie d’un monde fou qui a couru tout seul vers sa perte. 4h44, c’est l’heure précise à laquelle la couche d’ozone disparaîtra et cessera de protéger les hommes, les plongeant dans la chaleur ardente d’un soleil qui ne leur laissera aucune chance de survie. Le ‘’trip’’ est total, éprouvant, grisant, dans ce montage déconstruit. Comme dans les légendes urbaines de la vie défilant devant les yeux au moment de mourir, Cisco expérimente la plus puissante des drogues : la ‘’sur-conscience’’ du monde qui l’entoure. C’est beau, c’est génial, et c’est puissant. Alors qu’il est 4h42, le couple se retrouve au milieu de l’immense tableau de Skye pour mourir ensemble. À la chaleur de l’enfer qui s’abat sur terre, Ferrara rassemble ses deux personnages si proches et si différents, et donne la plus belle des solutions : pourquoi ne pas mourir dans le feu ardent de l’amour, dans l’illumination la plus totale ?

Simon Bracquemart

Film sorti en DVD chez Capricci le 6.11.2013


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