Deux conceptions de la liberté, par Isaiah Berlin
Publié Par Damien Theillier, le 11 décembre 2013 dans PhilosophieBerlin établit une dichotomie devenue classique, entre liberté négative et liberté positive, qui a le mérite de nous éclairer sur la différence entre la conception libérale et la conception non-libérale de la liberté.
Par Damien Theillier.
Isaiah Berlin (1909-1997) est un philosophe et historien des idées d’origine russe. Après une enfance passée à Saint Petersbourg, devenue Petrograd, il a émigré avec ses parents en Angleterre, fuyant l’Union soviétique deux ans après la révolution bolchevique. Devenu citoyen britannique, il a passé une grande partie de sa vie à Oxford ou il a été étudiant puis professeur. Il a fondé le Wolfson College à l’université d’Oxford et a été nommé président de la British Academy.Couronné par de nombreux prix pour ses travaux d’historien des idées, il a laissé une œuvre considérable dont une série de conférences à la BBC qui ont été retranscrites et traduites sous le titre français : La liberté et ses traîtres. Un excellent petit livre sur Helvetius, Rousseau, Fichte, Hegel, Saint Simon et de Maistre.
Dans Deux conceptions de la liberté, Berlin établit une dichotomie devenue classique, entre liberté négative et liberté positive. Si cette distinction n’est pas toujours satisfaisante, elle a le mérite de nous éclairer sur la différence qu’il y a entre la conception libérale et la conception non-libérale de la liberté. Cette distinction recoupe la distinction de Benjamin Constant entre liberté des Modernes et liberté des Anciens. S’appuyant sur Locke, Kant, Stuart Mill et Constant, pour s’opposer à Hegel et Marx, Berlin élabore également une théorie de l’autonomie de l’individu, qui défend le pluralisme des fins et la responsabilité de chacun devant ses choix.
Extrait d’Isaiah Berlin, Éloge de la liberté, Calmann-Lévy, 1988 (épuisé). Titre original : Four essays on liberty (1969).
Le concept de liberté « négative »
Je suis libre, dit-on généralement, dans la mesure où personne ne vient gêner mon action. En ce sens, la liberté politique n’est que l’espace à l’intérieur duquel un homme peut agir sans que d’autres l’en empêchent. Si d’autres m’empêchent de faire ce qu’autrement j’aurais fait, je ne suis pas entièrement libre ; et si cet espace se trouve réduit en dessous d’un certain minimum, on peut dire que je suis contraint, opprimé et peut-être même asservi. (…) Il y a oppression dans la mesure où d’autres, directement ou non, délibérément ou non, frustrent mes désirs. Être libre, en ce sens, signifie être libre de toute immixtion extérieure. Plus vaste est cette aire de non-ingérence, plus étendue est ma liberté. C’est ainsi que les grands penseurs politiques anglais entendaient le concept de liberté. Certes, ils divergeaient sur l’ampleur que pouvait ou devait prendre cet espace de liberté, mais partaient du principe qu’il ne pouvait pas, les choses étant ce qu’elles sont, être illimité ; en effet, un espace de liberté illimité ne pouvait qu’engendrer un état dans lequel tous s’immisceraient sans aucune limite dans les affaires de chacun ; ce type de liberté « naturelle » ne pouvait conduire qu’à une forme de chaos social où les besoins élémentaires ne seraient plus satisfaits, où les plus faibles se verraient privés de leurs libertés par les plus forts. Parce qu’ils comprenaient que les buts que poursuivent les hommes ne sont pas forcément en harmonie et parce que (quelle que fût par ailleurs leur doctrine) ils accordaient une grande valeur à d’autres fins telles que la justice, le bonheur, la culture, la sécurité ou l’égalité, ils étaient disposés à restreindre la liberté dans l’intérêt d’autres valeurs et, en fait, dans l’intérêt même de la liberté. Sans cela, il était, selon eux, impossible de créer le type d’association qu’ils appelaient de leurs vœux. Par conséquent, l’espace de liberté de chacun devait être limité par la loi. Cependant, ces penseurs, notamment les libéraux comme Locke et Mill en Angleterre, Constant et Tocqueville en France, partaient également du principe qu’il devait y avoir une aire minimum de liberté individuelle et que celle-ci ne devait en aucun cas être violée. Sans elle, l’individu n’avait pas la possibilité de développer ses facultés naturelles qui, seules, lui permettent de poursuivre ou même de concevoir les fins que l’on tient pour bonnes, justes ou sacrées. Une frontière devait donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique. (…)
Parce qu’ils avaient une vision optimiste de la nature humaine et pensaient qu’il était possible d’harmoniser les aspirations des hommes, certains philosophes, tels que Locke ou Adam Smith et parfois Mill, croyaient que le progrès et la paix sociale étaient compatibles avec un large espace réservé à la vie privée que ni l’État ni aucune autorité ne devrait violer. En revanche, Hobbes et ses partisans, notamment parmi les conservateurs et les réactionnaires, affirmaient que si l’on voulait empêcher les hommes de se détruire les uns les autres et de transformer la société en une jungle, il fallait instituer des garde-fous plus puissants, renforcer le pouvoir central et restreindre celui de l’individu. Mais les uns et les autres s’accordaient à penser qu’une part de l’existence devait échapper au contrôle social. Envahir ce domaine réservé, aussi petit fût-il, aurait conduit au despotisme. Benjamin Constant, le plus brillant avocat de la liberté et du droit à la vie privée, n’avait pas oublié la dictature jacobine lorsqu’il déclarait qu’à tout le moins la liberté de religion, d’opinion, d’expression et le droit de propriété devaient être protégés contre toute ingérence arbitraire. Jefferson, Burke, Paine, Mill ont chacun dressé leur catalogue des libertés individuelles, mais leur argument pour maintenir le pouvoir à distance était toujours en substance le même. Si nous ne voulons pas « renier notre nature ou l’avilir », nous devons veiller à conserver un minimum de liberté individuelle. Certes, nous ne pouvons disposer d’une liberté absolue ; nous devons renoncer à une partie pour préserver le reste. Mais un renoncement total serait autodestructeur. Quel est donc ce minimum ? Ce à quoi un homme ne peut renoncer sans porter atteinte à son essence d’homme. Quelle est cette essence ? Quelles normes implique-t-elle ? C’est là matière à d’interminables débats. Mais quel que soit le principe sur lequel repose cette aire de non-ingérence, que ce soit la loi naturelle ou les droits naturels, l’utile, un impératif catégorique, un contrat social inviolable ou tout autre concept par lequel les hommes se sont efforcés d’expliciter ou de justifier leurs convictions, être libre en ce sens signifie être libre de toute contrainte et marque l’absence d’ingérence au-delà d’une frontière mouvante mais toujours reconnaissable. « La seule liberté qui mérite ce nom est celle de poursuivre notre propre bien comme nous l’entendons », disait le plus célèbre de ses champions. Si tel est le cas, est-il possible de justifier la contrainte ? Mill en était convaincu. Puisque la justice exige que chaque individu dispose d’un minimum de liberté, il s’ensuit que les autres doivent être empêchés, par la force si nécessaire, d’en priver quiconque. D’ailleurs, tel était selon lui l’unique fonction de la loi : comme le déclarait Lassalle avec mépris, le rôle de l’État devait se borner à celui d’un veilleur de nuit ou d’un agent de la circulation. (…)
La liberté en ce sens n’est pas, du moins logiquement, liée à la démocratie. Certes, celle-ci constitue sans doute le plus sûr garant des libertés civiles et c’est pourquoi les libéraux l’ont toujours défendue. Mais il n’existe pas de lien nécessaire entre liberté individuelle et régime démocratique. La réponse à la question : « Qui me gouverne ? » est logiquement distincte de la question: « Jusqu’où le gouvernement s’ingère-t-il dans mes affaires ? » C’est dans cet écart que réside finalement l’opposition entre ces deux conceptions de la liberté, la négative et la positive. En effet, le concept de liberté « positive » surgit lorsque nous nous efforçons de répondre, non pas à la question : « Que suis-je libre de faire ou d’être ? », mais : « Par qui suis-je gouverné ? », ou encore : « Qui est habilité à dire ce que je dois – ou ne dois pas – être ou faire ? » Le lien entre démocratie et liberté individuelle est beaucoup moins étroit que ne le croyaient bien des défenseurs de l’une et de l’autre. Le désir d’être souverain ou, du moins, de participer à la mise en place des mécanismes qui conditionneront mon existence est peut-être aussi puissant que celui de disposer d’un espace où l’on peut agir en toute liberté et, qui sait, peut-être plus ancien historiquement parlant ; toutefois, il s’agit de deux désirs différents. Si différents, d’ailleurs, qu’ils ont fini par conduire à ce heurt brutal de deux grandes idéologies qui caractérise notre époque. C’est cette conception « positive » de la liberté – non pas absence de contrainte, mais liberté en vue de – que les partisans de la liberté « négative » présentent parfois comme une tyrannie déguisée.
Le concept de liberté positive
Le sens « positif » du mot liberté découle du désir d’un individu d’être son propre maître. Je souhaite que ma vie et mes décisions dépendent de moi, et non de forces extérieures quelles qu’elles soient. Je désire être l’instrument de ma propre volonté, et non celui de la volonté des autres ; je désire être un sujet et non un objet ; être mû par des raisons et des mobiles conscients qui soient les miens, et non par des causes, pour ainsi dire extérieures. Je désire être une personne et non personne, décider et non qu’on décide à ma place, agir et non être agi par la nature ou par d’autres hommes, comme si j’étais une chose, un animal ou un esclave, incapable d’assumer sa condition d’homme, autrement dit, incapable de concevoir et de réaliser des fins et des stratégies qui lui soient propres. Tel est, entre autres, ce que j’entends lorsque je dis que je suis un être rationnel, et que c’est ma raison qui me distingue, en tant qu’homme, du reste du monde. Par-dessus tout, je désire me concevoir comme un être pensant, voulant, agissant, assumant la responsabilité de ses choix, et capable de les justifier en s’appuyant sur sa propre vision des choses. Je suis libre dans la mesure où j’estime que tel est le cas, et asservi dans la mesure où je suis contraint de reconnaître que cela ne l’est pas.
La liberté qui consiste à être son propre maître et celle qui consiste à ne pas être entravé dans ses choix par d’autres peuvent, à première vue, sembler deux concepts très proches l’un de l’autre, deux façons, l’une positive, l’autre négative, de dire à peu près la même chose. Pourtant, ces deux conceptions de la liberté se sont développées dans des directions divergentes, selon une logique parfois inattendue, et ont fini par entrer en conflit et se heurter de front.
Examinons par exemple le destin de cette métaphore, au départ inoffensive, de la maîtrise de soi. « Je suis mon propre maître »; « Je ne suis l’esclave de personne »; mais ne suis-je pas (comme diraient les platoniciens ou les hégéliens) esclave de la nature ? Ou de mes passions « débridées » ? Ne s’agit-il pas de différentes espèces d’un même et unique genre, le genre « esclave », les unes politiques ou juridiques, les autres morales ou spirituelles ? Les hommes n’ont-ils pas déjà fait l’expérience de se libérer de l’esclavage spirituel ou de l’asservissement à la nature, et n’ont-ils pas, à cette occasion, pris conscience de l’existence en eux d’un moi dominateur et d’un moi dominé ? Ce moi dominateur a été identifié à la raison, à une « nature supérieure », au moi qui suppute et tend vers ce qui, finalement, le satisfera, au moi « réel », « idéal », « autonome », ou encore au « meilleur de moi-même » et mis en opposition avec les pulsions irrationnelles, les désirs incontrôlés, la poursuite de satisfactions immédiates, un moi « inférieur », « empirique », « hétéronome » en proie au désir et à la passion, qu’il faut soumettre à une stricte discipline, afin de le hisser jusqu’à sa « véritable » nature. Pour certains, l’abîme qui sépare ces deux moi est encore plus profond : ils assimilent ce vrai moi à quelque chose de plus vaste que l’individu (au sens où ce terme est généralement entendu), à une « totalité » – une tribu, une race, une Église, un État, la grande chaîne des morts, des vivants et de ceux qui ne sont pas encore nés – dont l’individu ne constituerait qu’un élément ou un aspect. En imposant à ses « membres » récalcitrants sa volonté une, collective ou « organique », cette entité, ou « vrai » moi, atteint un plus haut degré de liberté pour elle et par conséquent pour eux.
On a souvent souligné les dangers que recèle l’emploi de métaphores organiques pour justifier la contrainte exercée par certains afin de hisser les autres à un degré « supérieur » de liberté. Mais ce qui donne sa vraisemblance à ce genre de discours tient au fait que nous admettons qu’il est possible, et parfois légitime, de contraindre des hommes au nom d’une fin (disons la justice ou la santé publique) qu’eux-mêmes, s’ils avaient été plus éclairés, auraient poursuivie, mais qu’ils ne poursuivent pas parce qu’ils sont aveugles, ignorants ou corrompus. Il m’est alors aisé de me concevoir comme contraignant les autres pour leur bien, dans leur intérêt et non le mien. Je sais mieux qu’eux ce dont ils ont besoin. S’ils étaient des êtres rationnels, et aussi sages que moi, et s’ils comprenaient leur intérêt aussi bien que je le comprends, ils ne m’opposeraient aucune résistance. Je peux aller plus loin encore et dire qu’en réalité ils tendent vers ce à quoi, dans leur ignorance aveugle, ils résistent, parce qu’il existe en eux une mystérieuse entité – une volonté rationnelle latente, une « authentique » finalité – et que cette entité, bien que niée par tout ce qu’ils ressentent, font et disent consciemment, est leur « vrai » moi que leur pauvre moi empirique ignore ou connaît à peine ; et que cette force intérieure est le seul moi dont les désirs méritent d’être pris en considération. Sitôt que je me place dans cette perspective, je peux me permettre d’ignorer les désirs concrets des hommes ou des sociétés, les intimider, les opprimer, les torturer au nom de leur « vrai » moi, convaincu que quelle que soit la fin qu’ils poursuivent (le bonheur, le devoir, la sagesse, une société plus juste, leur épanouissement personnel), celle-ci n’est pas différente de leur liberté, c’est-à-dire du libre choix de leur « vrai » moi, même si ce dernier reste souvent enfoui et inexprimé.
Ce paradoxe a souvent été dénoncé. C’est une chose de dire que je sais ce qui est bon pour Untel, alors que lui-même ne le sait pas, et même d’ignorer ses désirs pour son propre bien ; et tout autre chose d’affirmer qu’il l’a eo ipso choisi, non pas consciemment, non pas dans son comportement quotidien, mais en tant qu’il est doté d’un moi rationnel que son moi empirique ignore peut-être, en tant qu’il est doté d’un « vrai » moi qui sait discerner le bien et ne peut dès lors s’empêcher de le choisir. Cette monstrueuse supercherie, qui consiste à assimiler ce que Untel choisirait s’il était ce qu’il n’est pas, ou du moins pas encore, avec ce qu’en réalité il recherche et choisit, est au cœur de toutes les théories politiques de l’auto-accomplissement. C’est une chose de dire qu’on a le droit de me contraindre pour mon propre bien que je ne suis pas capable de percevoir : cela peut parfois être dans mon intérêt et même étendre ma liberté. C’en est une autre de dire que, puisqu’il s’agit de mon bien, je ne subis aucune contrainte, car je l’ai voulu, sciemment ou non, et suis donc libre (« vraiment » libre), même si mon pauvre corps terrestre et mon âme sotte s’y opposent avec force et luttent avec l’énergie du désespoir contre ceux qui, mus peut-être par de bons sentiments, cherchent à me l’imposer.
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