L’annonce par le ministre de la Santé marocain de la publication imminente du projet de loi 10-94 sur l’exercice de la médecine - dont l’une des principales mesures est l’ouverture des capitaux des cliniques aux investisseurs privés - a soulevé un tollé chez les médecins, associations et syndicats, criant tous au scandale de la marchandisation de la santé des citoyens marocains. Y aurait-il réellement une menace ?
De prime abord, les médecins et les syndicats avancent que les investisseurs privés vont commercer avec la santé des citoyens. Peut-on dire que les opérateurs publics ne le font pas ? Quand les pauvres citoyens vont dans un hôpital public ne doivent-ils pas payer un droit d’entrée ? Ne payent-ils pas certaines fournitures de base ? Ne payent-ils pas les infirmières pour juste avoir le droit de consulter ou avoir un traitement humain ? Il n'est un secret pour personne que le secteur de la santé est parmi les plus corrompus au Maroc (sans stigmatiser ici les opérateurs honnêtes dans ce secteur). La prépondérance de la corruption et de la rente dans ce secteur n’est-elle pas la preuve qu’une bonne partie des opérateurs publics (pour ne pas généraliser, encore une fois) « commerce » avec la santé des citoyens ? La « marchandisation » décriée n’est pas le propre des investisseurs privés, elle l’est déjà dans le secteur public.
C’est le résultat du monopole et de la fermeture du marché, ainsi que le déficit de concurrence en résultant qui crée une situation de rareté, laquelle donne un pouvoir de négociation exorbitant aux praticiens de santé. Ces derniers n’hésitent pas à en abuser pour imposer leurs prix souvent majorés de rente de situation. D’ailleurs, certains médecins criant au scandale aujourd’hui, et prétendant défendre la santé des citoyens, n’hésitent pas à faire du « racolage », via des intermédiaires, à des patients désespérés d’attendre leur tour dans les établissements publics dans lesquels ils pratiquent. Cette rareté n’est pas due uniquement au manque de moyens, mais elle est souvent amplifiée par des pratiques de « tire au flanc », de détournement des équipements et des médicaments, ce qui permet à ceux travaillant dans le public d’en faire un business lucratif.
En conséquence, il est étonnant d’entendre que ce sont juste les nouveaux investisseurs privés qui vont avoir le monopole du commerce de la santé. Les pratiques déviantes et frauduleuses sont le résultat du déficit de règles et d’institutions encadrant la relation patient-médecin. Le manque d’application de lois et le flou sur les responsabilités des uns et des autres crée des brèches dans lesquelles peut s’engouffrer tout opportuniste, qu’il soit investisseur privé ou opérateur public. Et ce n’est pas le serment d’Hippocrate qui y changera quelque chose.
Un second argument avancé est que le privé n’y connaît rien dans le domaine médical. Certes, mais pourquoi des médecins s’occupent de la gestion des établissements et institutions médicales ? Connaissent-elle quelque chose dans le management ? Pas si l’on en juge par la médiocre qualité des soins dispensés et la vétusté des établissements. L’ouverture du capital aux investisseurs privés ne signifie pas qu’ils prendront en charge l’aspect médical. Cela signifie seulement qu’ils vont moderniser la gestion en la soumettant aux standards de l’efficacité et de la performance.
Justement, les détracteurs du projet disent que le souci de rentabilité va pousser ces investisseurs privés à supprimer certaines prestations de soin lorsque celles-ci ne seront plus rentables. Probablement, mais dans ce cas ne peut-on pas penser que ces prestations pourraient être prise en charge par les établissements publics dans le cadre d’une nouvelle division de travail entre le secteur public et privé ? Il est inconcevable qu’un investisseur risquant des sommes substantielles investira sans qu’il fasse appel aux compétences du corps médical. Et puis en matière médicale rappelons que c'est le secteur privé qui est en pointe (cf laboratoires et fondations suisses ou US). Et après tout, pourquoi ne pas profiter des compétences gestionnaires des investisseurs privés tout en laissant l’aspect médical aux praticiens, ne serait-ce que lors d’une période transitoire?
Un troisième argument est que l’ouverture du marché aux investisseurs privés est susceptible de précariser l’état du personnel médical et de faire perdre au médecin son indépendance. Mais, si l’on en croit le ministère de la Santé plusieurs garanties sont prévues concernant les modalités de travail du médecin dans la clinique et de toutes les catégories du personnel de santé. De même, il est prévu la création d’un comité d’éthique et d’un comité médical d’établissement qui se chargeront du respect de la déontologie et des conditions de travail. Si l’on voit les grèves à répétition dans le secteur public, il est difficile de faire un procès d’intention aux investisseurs privés. Ces grèves prouvent que l’État est déjà responsable de la précarisation du personnel de santé. Les problématiques de conditions de travail et des rémunérations doivent être discutées au-delà du clivage public-privé.
L’ouverture du marché de la santé pourrait être très bénéfique au secteur de santé au Maroc pour plusieurs raisons. D’abord, car elle permettra l’injection de capitaux dans un secteur qui manque terriblement de financements, puisque le budget du ministère ne dépasse pas les 5% du PIB. Ces capitaux privés sont susceptibles d’apporter les équipements et les installations qui coûtent cher, mais aussi fournir des conditions de travail dignes au personnel pour les motiver à s’occuper mieux des patients. Ensuite, l’investissement privé, grâce à ses compétences managériales et à sa discipline de marché, permettra plus d’efficacité dans la gestion des établissements de santé, toujours pour une meilleure qualité. Enfin, l’intensification de la concurrence, aussi bien en matière de qualité que de prix, permettra de limiter tous les abus émanant des uns et des autres, ce qui va rééquilibrer le rapport de force entre le patient et le prestataire. Une bonne nouvelle pour tous ceux qui crient à l’exploitation des patients par les nouveaux investisseurs.
Mais pour que le marché de la santé élargi puisse apporter tous ces bienfaits, il est besoin de certains préalables et de garde-fous pour prévenir les abus et les déviances de la transition. D’abord, il faudrait assainir l’environnement des affaires afin de permettre une égalité des chances en matière d’investissement dans ce domaine. C’est la condition incontournable pour que ce marché ne se transforme pas en un « gâteau » partagé entre quelques privilégiés qui ne manqueront pas de perpétuer les pratiques anti-concurrentielles.
Secundo, il est primordial de mettre à niveau le cadre juridique dans ce domaine pour une clarification des droits et des responsabilités. L’état de droit doit être respecté dans ce domaine car c’est la seule garantie pour le patient de ne pas être abusé et la meilleure incitation pour l’investisseur pour placer son capital.
Tertio, l’investissement de la part du privé doit être accompagné d’un cahier des charges clair et raisonnable, ce qui facilitera le suivi et le contrôle pour des prestations de meilleure qualité. Si ces préalables sont respectés, l’ouverture à davantage de concurrence ne peut que permettre une démocratisation des soins de santé au profit de tous les citoyens.
Hicham El Moussaoui est maître de conférences à l’université de Beni Mellal au Maroc et analyste sur LibreAfrique.org. Le 13 décembre 2013.