Monsieur Vincent,
Je me permets de vous appeler Vincent, même si vous êtes mon patron. Oui, mon patron, mon PDG, mon boss. Vous avez néanmoins hérité de la plus grande, de la plus chaotique et de la moins productive entreprise du pays. Il faut croire que l’on avait une dent contre vous dans les hautes sphères, vous auriez pu vous planquer ni vu ni connu dans une entreprise encore moins fructueuse que la nôtre. Vous devez gérer des employés qui n’ont de cesse de se plaindre à l’aide des syndicats et qui ne sont vraiment pas faciles à vivre, vous faites également avec des clients peu enclins à consommer et vous devez répartir de manière équitable le budget alloué à votre société. A votre place, j’aurais refusé le poste.
Il y a quelques jours, vous avez renoncé à baisser les salaires de vos hauts cadres que sont les professeurs de classes prépa. Vous vouliez vous la jouer bon samaritain / enfant de choeur en donnant de l’argent aux zones prioritaires, où officient ces petits employés éreintés et ces clients très peu consuméristes. Une idée pas si idiote somme toute puisque l’on se pavane à foison dans la mendicité dans la boite. Cependant je me permets de vous adresser quelques petites pensées d’employée modèle : on devrait se passer de l’argent dans votre entreprise.
Si je parle de l’Education Nationale comme d’une entreprise, ce n’est pas pour me méprendre, loin s’en faut. Les petits cadres que nous sommes s’accorderont tous sur le sempiternel discours « Mais nous sommes toujours sur la brèche et nous travaillons sans relâche » et surtout sur les plus inquiétantes paroles « C’était mieux, avant » sans jamais se demander deux secondes pourquoi maintenant, nous en sommes là, à nous plaindre à qui mieux mieux. Monsieur Peillon, vous savez, c’est triste à dire, mais l’ambiance est bien morose dans les salles calfeutrées où le café coule à flot et dans lesquelles nous aimons bavasser tout notre saoul. Peu sont parmi mes confrères à s’étonner du fait que notre si belle institution qu’est l’Education Nationale s’est peu à peu muée en entreprise. Ce lieu sacré qui se voulait non chiffrable, non palpable, éloigné des rendements s’est faite de rapports Pisa dégoulinants d’économie OCDE. L’économie qui se mêle de l’éducation et vice versa, personne ne va encore y redire quoi que ce soit. Et la gangrène qui se propage insidieusement est liée à ce que vous voulez injecter dans votre entreprise, non pas du savoir mais de la monnaie.
Vincent, tu sais, (je te tutoie maintenant, tu fais un peu partie de la famille) nous sommes pour la plupart de grands enfants qui ont un peu grandi. Mes collègues de boulot qui ont également choisi (je dis bien choisi, tu peux me répliquer que nous sommes masochistes, je ne t’en tiendrai pas rigueur) de servir ta société et de rester à vie relégués à l’école sont de petits êtres de joie et de bonne volonté (tu saisiras bien l’ironie de mes précédentes lignes Vince). Nous aurions tant adoré, nous les petits jeunots fraîchement sortis de concours ou bien assez stupides pour travailler sans, faire partie de la bande des jeunes louveteaux prêts à conquérir le monde. Et nous ne sommes pas si fatigués de nos heures passées à tenter de faire maîtriser quelques notions aux clients. Nous ne sommes pas plus désenchantés de ne pas avoir assez de moyens financiers pour exister. Nous aimerions compter sur autre chose pour exercer que quelques réformes insipides qui au final font de notre jolie école un lieu plein de dollars, d’euros, de yens et autres monnaies courantes.
Et surtout, quand est-ce que les clients vont enfin arrêter d’en être ? Vincent, tu sais aussi bien que moi que les enfants sont désormais des rois, des clients-rois, où leur royaume se résume à cet univers où tout leur est donné cuit dans le bec. Du moins j’ose espérer que tu t’en doutes un tant soit peu. Que l’on arrête de faire d’eux des adultes avant l’heure. Mais ça, je te l’écrirai sans doute un peu plus tard, quand j’aurai terminé de corriger mon paquet de copies. Tu peux déjà te préparer à une longue correspondance épistolaire entre nous deux.
Dans ma liste pour le père Noël, parce que je suis également une grande enfant qui croit encore à ces balivernes, je voudrais que l’on puisse faire des enseignants autre chose que des prestataires de services. Pourquoi, dis-voir, devons-nous prouver à la grande entreprise que nous sommes de bons « fonctionnaires éthiques et responsables » ? Dire que cette « compétence » se trouve en première place des dix compétences du bon enseignant me ferait presque tomber dans les pommes tant elle me donne le vertige. Ou est l’éthique dans notre entreprise qui se veut loin, très loin de ces basses considérations ? Et nous, nous souhaiterions être de ceux qui donnent autre chose que ce que l’on voit dans notre monde de grandes personnes, et non de ceux qui inculquent le goût du clientélisme et du profit à tout va. Enfin nous, tu auras bien compris moi.
Ou bien on peut leur filer des chéquiers aux clients-rois, et dès à présent. Pour qu’ils puissent me verser des compensations financières à la hauteur du préjudice que je subis chaque jour. Je compte sur toi pour soumettre l’idée à tes autres amis patrons.
A très bientôt mon cher Vincent, garde le moral, nous serons toujours là quoiqu’il arrive.