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Paroles perdues…

Publié le 06 janvier 2014 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 63 (nouvelle série) :

Un matin une voix dans le poste, d’emblée captivante, une bonne voix d’homme. Alexandre Romanès est interrogé sur l’actualité du moment, il explique que les « roms » sont une construction médiatique et que cette appellation ne saurait valablement désigner les gitans. Lui, c’est un gitan, un vrai. C’est un « gens du voyage », précisément de la famille du cirque, le cirque Bouglione. Puis l’interview se poursuit sur son dernier livre, un recueil de poèmes, il en est à son troisième.

Or chez les gitans, traditionnellement, on n’écrit pas. On parle. Sans mots inutiles et la parole est sacrée dès qu’elle est donnée. Et il faut qu’elle soit tenue. Or le passage de l’oral à l’écrit constitue une sorte de transgression, quasiment une perte d’identité. Et Alexandre Romanès s’en est expliqué, en prose et oralement à la radio, en vers et imprimé au seuil de son premier recueil. Mais les poèmes, ou idées de poèmes, il a bien fallu les noter… Et finalement savoir les lire et les écrire, pas seulement les épeler phonétiquement comme il le fit pour son premier manuscrit qu’il porta un jour à la maison Gallimard. Là, quelqu’un sut reconnaître au-delà des mots bruts une parole très pure et un phrasé très épuré. L’éditeur tint à peu près ce langage :  « Ne vous inquiétez pas, votre syntaxe est parfaite »… mais ce mot de grammairien ne faisait pas sens pour le gitan. Qu’importe, il a continué à écrire ou à transcrire les mots qui lui viennent et qu’il veut partager avec tous ses frères humains, gitans ou gadjés, gens de lettres ou hommes de paroles…

Je livre ici un petit florilège des poèmes que j’ai préférés dans sont premier recueil dont rien que le titre Paroles perdues me parla dès que je l’entendis, prononcé à voix haute :

Le monde fait peur,

les mots sont usés,

l'indifférence partout.

Combien de violons méritent l'arbre ?

Combien de poètes méritent

les pages impeccables des livres ?

Heureusement qu'il y a encore

des gestes qui rapprochent,

et le cri strident

de l'oiseau de paradis

suspendu dans le ciel.

"Tu n'es qu'un gitan !"

C'est ce qu'ils pensent.

Je n'aurai peut-être jamais dû écrire.

Je demande pardon à mon père,

à ma mère et à toute ma race.

La plupart des gens

ignorent tout du ciel,

et croient dur comme fer

à ce qu'ils font. Ma femme,

mes enfants et moi,

on n'est pas des gens.

Je ne comprends rien au monde.

Certains se sentent plus proches

d'un chien que du ciel.

Si seulement ils voulaient

lever la tête !

Ta venue était exceptionnelle,

ta douceur et ta gentillesse

magnifiques, comme l'alignement

parfait des planètes.

Tes paroles et tes gestes

n'ont pas suffi. Et maintenant,

qui pourra les arrêter ?

Je n'en sais pas plus sur le monde

qu'un poisson rouge dans un bocal.

Les gens admirent une belle phrase,

un beau geste, un beau vêtement,

et ils ne veulent rien savoir sur Dieu.

Que faut-il penser du monde ?

Tu as peut-être pleuré comme un enfant

mais ils n'ont pas cédé,

ils t'ont envoyé à la mort en riant.

Toi, tu voulais d'abord briser

la terrible fascination des hommes

pour le mal. Moi, plus modestement,

j'aimerais pouvoir décrire

chaque aspérité du coeur et du ciel.

Mais qui sait, de tout ça,

peut-être qu'il ne restera rien.

Tous ces gens que tu as croisés,

je les connais car ils sont encore là.

Entre quelques pas de danse

et quelques coupes de vin,

ils t'ont écrasé comme de la vermine.

Toi tu pardonnes, moi pas.

J'ai souvent le souffle court

car j'ai beaucoup à dire.

Mais je ne dis plus rien.

Ce que j'ai de plus secret en moi,

c'est à toi que je le dirai.

Alexandre Romanès (né à Paris en 1951), Paroles perdues, préface de Jean Grosjean, Gallimard 2004.   Ses deux autres recueils sont Sur l’épaule de l’ange  (2010) et Un peuple de promeneurs, histoires tziganes (2011).


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