Magazine Société

"On dirait toi" de Sonia Baechler

Publié le 07 janvier 2014 par Francisrichard @francisrichard

Comment lit-on un livre? De bout en bout, comme je le fais, scrupuleusement, quitte à relire? En diagonale, comme les gens pressés qui cherchent l'essentiel et le manquent? En lisant depuis la fin jusqu'à la première page, pour, une fois l'histoire dévoilée, reprendre depuis le début si les mots vous ont plu?

C'est de cette dernière façon que la narratrice du livre de Sonia Baechler lit les livres et qu'elle fait connaissance avec l'existence des absents et des vivants qui peuplent ses nuits.

Dans un tel désordre apparent, elle se meut avec aisance pour raconter Marie-Adèle, son arrière-grand-mère, et se raconter elle-même, qui ressemble tant à sa bisaïeule qu'elle peut se dire en la voyant en pensée: On dirait toi.

Le récit n'est donc pas chronologique, ni unidimensionnel. Il remonte à la verticale, part à l'horizontale, s'installe à une époque, puis redescend le temps. Il se passe dans la Vallée, en échappe par le Tunnel, puis revient. Ces allers et retours dans l'espace et le temps sont très bien évoqués par la narratrice quand elle s'interroge sur ses racines:

"Et si mes racines n'étaient pas seulement linéaires, si elles ne suivaient pas seulement une hiérarchie verticale? S'il était aussi question de racines horizontales comme pour ces plantes capables de refaire sur une même branche, à partir d'un bourgeon, de nouvelles racines? Je serais alors en devenir et capable de me ramifier en n'importe quel point, de m'élargir, de garder la mémoire verticale tout en suivant mon chemin à l'horizontale."

Les deux femmes, Marie-Adèle et la narratrice, sont des "libres-penseuses", des esprits libres, indifférentes aux convenances. Il faut dire que, dans leurs gènes, "circulent sans vergogne des chromosomes frondeurs"...

Toutes deux lisent, écrivent et décrivent la Vallée et ceux qui l'habitent.

Leur univers est celui des vignes:

"Le fendant et la gnole me sont pour ainsi dire tombés dessus." dit la narratrice.

C'est un univers catholique, où la ferveur et la crainte de l'enfer n'empêchent pas d'écouter la Chenegauda la nuit tombée:

"La légende parlait de ces nuits de tempêtes pendant lesquelles les rivières pleuraient, les arbres s'enlaçaient et les prières s'élevaient. Elles rôdaient les âmes damnées; et il était interdit de lever le regard sur leur voile blanc."

C'est un univers où tout le monde ne peut pas avoir la vocation monastique et où l'on peut préférer se marier... et ne pas trouver saint de diviser le corps et l'esprit.

C'est un univers où les femmes n'ont pas droit de cité. Le beau-père de Marie-Adèle, par exemple, juge de son état, pense ainsi:

"Le vote des femmes? Une hérésie! Ça nous tient déjà suffisamment par le pantalon! Un jour ça pense là, le suivant ça pense ici, moi je dis qu'elles saboteraient toute la Vallée"

C'est un univers communautaire:

"Naître dans et de la Vallée c'était faire partie d'un clan, lui-même divisé en une infinité de sous-clans."

C'est un univers qu'il est donc difficile de quitter et où un héritage peut vous coller "à l'âme et au corps tellement fort que vous ne pouvez que l'aimer"...

Dans cet univers évoluent des personnages hauts en couleur, d'une parentèle qui se montre peu déférente envers la moindre autorité, au cours des deux temps de Marie-Adèle et de son arrière-petite-fille. Laquelle en vient pourtant à écrire que ces deux temps se confondent, voire se dissolvent:

"Nous empruntons le même ciel mais pas le même chemin, nous marchons côte à côte dans deux temps différents , deux temps qui ne font qu'un seul, deux temps qui n'ont jamais existé, n'existent pas, n'existeront jamais. Deux temps qui se touchent seulement par la pointe de mon stylo qui a de la peine à s'arrêter, de la peine à reprendre son souffle."

Ce récit apparemment chaotique trouve son origine dans la photo d'une femme qui porte le même nom et le même sourire que la narratrice et qui y retourne:

"Je la tiens entre mes mains et j'ai l'impression de voir le monde de là-haut. Je monte et je tourne. Je tourne et je monte jusqu'à fendre l'espace et le temps. Toujours dans le même sens, à l'intérieur d'un cercle parfait.

Comme un vertige..."

Un vertige étourdissant... et fascinant.

Francis Richard

On dirait toi, Sonia Baechler, 224 pages, Bernard Campiche Editeur


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Francisrichard 12008 partages Voir son profil
Voir son blog

Magazine