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Herméneutique contemporaine et nihilisme Mohamed Andaloussi

Publié le 09 janvier 2014 par Dadasou

On peut dégager l' aspect problématique de la pensée herméneutique contemporaine à partir de la tension suivante : d'une part cette pensée se met à l'écoute des messages et des symboles que lui transmit la tradition, et tente de déchiffrer leur code afin de restaurer leurs sens; travail qui vient juste ou presque de commencer. Et d'autre part, et à l'opposé du premier, il y a un travail de la pensée qui consiste à détruire toutes les idoles, et à déconstruire toutes les valeurs; c'est un travail qui n'est pas encore fini.

Nous sommes donc ici devant deux orientations, ou deux versions de l' interprétation : l'interprétation comme restauration du sens, et l'interprétation comme acte de soupçon et attitude de méfiance vis-à-vis du langage. Dans la première version, l'herméneutique se définit comme la réinterprétation des sens restitués par un procès de décryptage des codes, des symboles qui sont transmis par les messages du passé. Dans la deuxième version, l'herméneutique se définit comme démystification.

La première orientation de l'Herméneutique est basée sur une certaine confiance dans le langage, voire une croyance en une certaine vérité. Tandis que la deuxième orientation, se caractérise par la domination d'une volonté démystifiante de "la vérité", conçue comme mensonge ou erreur qui a cessé d'être utile à la vie.

Parmi les herméneutes qui représentent cette première orientation, on peut citer : Heidegger, Gadamer, Umberto-Eco, Paul Ricœur..etc. Quant à ceux représentant la deuxième orientation, un peut mentionner entre autres, Freud, Nietzsche, Deleuze, Foucault, Derrida, Rorty.

Si Paul Ricœur croit que l'extrême iconoclasme la restauration du sens, la position d'Umberto Eco est un peu différente. Dans son livre Les limites de l'interprétation, il distingue deux conceptions de l'interprétation : la première conception consiste à faire apparaître la signification objective, et/ou celle voulue par l'auteur. Quant à la deuxième conception de l'interprétation, elle admet -selon lui- la possibilité d'interpréter infiniment les textes. A vrai dire, Eco tente d'adopter une position conciliante entre les deux conceptions, qui. à ses yeux, constituent une sorte de "destin épistémologique " de l'herméneutique.

Quant à Derrida, ainsi que l'explique Gianni Vattimo, lorsque il parle de ces deux aspects corrélatifs de l'herméneutique contemporaine, il considère que l'un se distingue par sa tendance " à chercher une vérité qui fonctionne comme un rêve, ou bien comme une origine libérée du jeu des signes et de leur ordre, et vit la nécessité de l'interprétation comme étrangeté ; tandis que l'autre version de l'interprétation ne s'oriente pas vers l'origine, mais plutôt, elle affirme le jeu. et tente de surmonter l'humanisme, c'est-à-dire, cette conception de l'homme comme être rêvant d'une présence pleine et accomplie, et d'un fondement rassurant et stable qui constitue la fin du jeu " 74.

Ceci dit. Derrida considère que les deux courants sont inconciliables, mais il n'éprouve pas la nécessité de trancher ou de choisir entre les deux orientations. Pour ce qui me concerne je pense qu'il est intéressent de tenter de comprendre ce qui unit les deux positions, et de se demander si elles ne sont pas complémentaires? Et si complémentarité il y a ne serait-elle pas l'effet d'une part, d'une sorte de " koinè ", et d'autre part, d'une histoire de l'être interprétée comme l'histoire de sa dissolution, ou bien, dit autrement, d'une histoire de la modernité interprétée comme histoire de "la mort du Dieu"? L'hypothèse proposée vers la moitié des années 80, selon laquelle l'herméneutique serait devenue une sorte de " langue commune ", de la culture moderne et non seulement de la culture philosophique, ne semble pas encore avoir été démentieAutour de cette acception très générale, se trouvent réunis des penseurs herméneutes, tels que non seulement Heidegger, Ricœur, Pareyson, mais aussi Habermas et Appel, Rorty et Charles Taylor, Jacques Derrida et Emmanuel Levinas. Ce qui lie tous ces penseurs n'est pas une thèse commune, mais plutôt ce que Wittgenstein appelait tantôt ressemblance, tantôt air de famille, ou atmosphère commune.

Cet élargissement de I 'herméneutique s'est réalisé au prix d'une dilution de sa signification originaire. On passe alors d'une acception de l'herméneutique comme " exégèse du texte sacré ", à l'herméneutique comme " interprétation des textes ". et comme " théorie générale de Interprétation ".

A partir de cette hypothèse qui fait de l'herméneutique une sorte de " koinè ", je vais essayer de proposer une interprétation de la signification philosophique de l'herméneutique, travaillée par une vocation nihiliste, au sens positif du terme nihilisme, entendu dans la philosophie de Nietzsche comme un " nihilisme affirmatif ", ou " nihilisme accompli " 78.

Quelle est. Par conséquent, notre définition de l'herméneutique, et comment en sommes-nous venus à reconnaître la vocation nihiliste qui la constitue ?

Pour rendre plus accessible mon propos, je dirai que l'herméneutique est la philosophie qui se développe le long de l'axe Heidegger-Gadamer. On peut intégrer avec assez de cohérence tous les aspects de l'herméneutique et les diverses directions qu'elle a prise tout au long du XXème siècle, dans l'arc des problèmes et des solutions qui ont été élaborés par ces deux philosophes.

Ainsi considérée, l'herméneutique révèle ses deux aspects Constitutifs : l'aspect de l'ontologie et celui de la linguisticité. Chez Heidegger l'interprétation est surtout considérée du point de vue de sens de l'être, tandis que chez Gadamer. L'interprétation est pensée du point de vue du langage Mais dans les deux aspects, l'interprétation acquiert une signification générale, elle est conçue comme "la théorie générale de l'interprétation". C'est probablement à ce tournant que nous avons pensé pour comprendre de quoi il s'agit lorsque nous parlons d'herméneutique.

Généraliser la notion de l'interprétation pour la faire coïncider avec l'expérience même du monde, cela constitue, en fait, l'aboutissement d'une transformation dans la manière de concevoir la vérité qui caractérise l'herméneutique comme théorie générale de l'interprétation ; cette transformation est due. d'une part, à un passage d'une conception de la vérité comme conformité de la proposition à la chose même, à une autre conception de la vérité comme expérience interprétative. Et d'autre part, cette transformation pose les prémisses pour ses conséquences philosophiques dont l'une de ses figures essentielles est sa vocation nihiliste, qu'on cherche à illustrer ici.

Dire que " toute expérience de vérité est une expérience interprétative ". c'est dire que " le monde vrai " est devenu enfin une fable, ainsi que le mentionne le titre d'un paragraphe du "Crépuscule des idoles" de Nietzsche. "Le monde vrai" en devenant fable, ne fait nullement place à une vérité plus profonde et qui serait à attendre ; il fait place au " jeu " des interprétations. " jeu " qui à son tour, se présente philosophiquement comme une simple interprétation. Rappeler le titre de ce paragraphe du " Crépuscule des idoles ", va également nous rapprocher de la thématique du nihilisme, car annoncer que "le monde vrai n'est qu'une fable", (...) Si l'herméneutique - théorie philosophique du interprétatif de toute expérience de la vérité - se pense en cohérence comme n'étant rien de plus qu'un " jeu " ou "conflit des interprétations ". ne se trouvera-t-elle pas inévitablement prise dans " la logique " nihiliste qui est propre à l'herméneutique de Nietzsche ?


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