Pauvre Adeline qui ne
supportait déjà pas son entrée dans la vie alors qu’elle sortait à peine de cet éther où elle se sentait enfermée, déjà un peu claustrophobe. Elle arrivait donc et voilà pas qu’on lui coupe ce
fameux cordon qu’elle serrait si fort. Quel émoi ! Elle crie…. Elle ne veut pas affronter le monde sans filet. Elle est petite et fragile, elle a déjà peur de l’univers qui l’accueille. Sa
grande sœur Caroline s’exclame « encore une ! J’en veux pas » et notre Adeline ne comprend pas cette haine qui l’anime.
De sa sortie du cosmos - vous noterez que c’est son premier mal-être - jusqu’à l’âge de trois ans : tout a disparu. Elle ne se souvient de rien. Le
cerveau humain est si parfait que nous sommes capables, à volonté, de réveiller ou de faire dormir telle ou telle période de notre vie. Si elle a renié ces trois premières années, c’est qu’elle a
dû très mal les vivre.
Aux dires de Caroline, elle n’aurait pas été désirée. Son papa et sa maman n’étaient pas du style à refouler leurs désirs ! Elle aura seulement
traduit ses propres sentiments. Adeline sait que ses parents ne l’ont pas spoliée sur ce coup là. Toujours d’après Caroline la maline, ils se disputaient. Leur mère était fatiguée et de toutes
manières elle était la quatrième fille alors qu’ils voulaient un garçon. Le coup du garçon : çà, elle veut bien le croire. Elle a toujours été très mal à l’aise dans sa féminité. Quant aux
disputes de ses parents, elle n’en n’a aucune souvenance. Pour elle, tout allait bien dans le meilleur des mondes.
Continuons par cette jolie petite ville du Loiret où ils habiteront plus tard, puisqu’elle a effacé la préface. En fait ses souvenirs sont flous
mais il lui reste quelques faits marquants qui sentent bon : des fleurs, le Loiret, les barques, la famille, le pont qu’il fallait traverser à pieds pour revenir de l’école ; elle ne parle pas
d’y aller ni de ce qui s’y passait… cette phase lui est inconnue. Seul le retour lui incombait : toujours cette envie d’être coconnée, cette recherche de chaleur, de foyer. Pour l’anecdote, La
meilleure copine de son autre sœur Viviane s’appelait Sabine. Adeline se souvient de jeux extraordinaires : une voiture toute en sable, décorée de rouge et d’allure moderne dans laquelle elle
restait des heures entières sans même penser à rentrer à la maison. Pourtant il le fallait bien. Alors tous les soirs, la rue n’étant pas éclairée et la nuit noire de campagne devenant
envahissante, Sabine les raccompagnait. Mais elle craignait de rentrer seule, alors Viviane la raccompagnait et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un éclair de courage soit bénéfique à l’une ou à
l’autre.
Adeline fit ses débuts dans la vie active à l’école Condorcet, en mat sup (maternelle supérieure). C’est faramineux comme l’aspect des écoles peut
rester ancré dans nos mémoires : Condorcet c’était loin, rouge et blanc, austère avec une grosse horloge dominante pour bien rappeler chaque retard. Mais heureusement il y avait tant de
bêtises à faire en rentrant à la maison ! L’école n’a jamais eu d’importance à ses yeux : elle avait le sentiment d’être sous-estimée. Le seul fait marquant de Condorcet était le placard où
Adeline se faisait systématiquement enfermer pour bavardages, renchérie du bonnet d’âne qu’on lui infligeait et qu’elle portait avec une certaine fierté dans le coin, au fin fond d’une
salle toute blanche identique aux cellules pour aliénés. Cela la laissait plutôt indifférente : elle pensait ne rien perdre en étant éloignée du cours. Elle pensait qu’on la prenait pour un
âne et avait la certitude de mériter mieux que çà… Alors le placard à balai lui plaisait. Elle y trouvait au moins une escapade au troupeau dans lequel on voulait la faire marcher : ainsi, elle
était différente et on s’intéressait à elle.
La situation familiale semblait s’améliorer : très vite, les parents d’Adeline ont engagé une femme de ménage chargée entre autres d’éduquer les
cinq sœurs !! Mission impossible. La première était folle : les cheveux noirs, courts et habillée comme une chiffonnière. Elle passait sa tête par la fenêtre de la cuisine et criait on ne sait
pas trop quoi qui faisait bien rire les petites. On aurait dit un ver de terre qui s’agitait. La seconde était merveilleuse : une italienne au cœur italien et à la patience d’un ange. Elle a
passé toutes les épreuves avec dignité : elle aimait les enfants. Elle emmenait Adeline tous les matins à l’école Raspail, munie de mercurochrome et de pansements car elle tombait sur ses
genoux, au moins une fois à l’aller et une fois au retour. Refus d’aller à l’école ou malformation ? Aujourd’hui elle sait qu’il y avait un peu des deux. Mais à cette époque ses parents étaient
persuadés qu’elle jouait la comédie et elle en souffrait beaucoup. S’ils lui avaient fait passer une radio, ils auraient vu qu’elle avait un réel handicap aux genoux.
Pour son entrée en sixième, sa maman lui fit faire les vaccins d’usage : les voilà dans le cabinet du docteur et comme Adeline est sensible, on
l’allonge. L’homme de science lui plante gentiment la seringue dans la fesse….. Elle s’évanouit pour la première fois… Bravo la science ! Depuis ce jour, elle vit tant bien que mal avec ce
lourd handicap. Elle perd connaissance pour un « oui » pour un « non », sa sensiblerie est à fleur de peau, elle ne peut plus voir une goutte de sang ni même en entendre parler sans faire un
malaise. Ce jour fatidique, elle a fait de toute évidence un sérieux blocage dont je elle ne s’est pas encore débarrassée…. Quarante-six ans après ! Je crois bien qu’elle a été piquée à vie et
c’est dramatique. Chaque malaise lui rappelle un peu plus son mal de vivre. On lui a fait examens sur examens sans jamais rien trouver et pour cause ! Personne n’a jamais compris à quel
point cette seringue l’a attaquée dans son for intérieur. Personne : non personne ne la croit… On la soupçonne de comédie ! Elle, si douce d’ordinaire, affiche de la haine pour tant
d’incompréhension, du mépris pour la science qui quelque part lui a gâché son existence. La voilà donc condamnée à vivre avec ce handicap… Quel gâchis !
Les mois qui suivirent cet événement douloureux furent une succession de malaises : elle avait peur d’agir seule, peur de se retrouver en société,
peur d’avoir peur !
Elle ne pouvait plus aller seule au lycée. Elle faisait des efforts surhumains pour manger à la cantine, elle ne supportait plus les cours de
sciences naturelles à tel point qu’on l’en dispensa. Oh ! Elle ne les a pas vues longtemps les souris que l’on disséquait ou les grenouilles que l’on électrocutait ! Pour l’anecdote, le
professeur un jour fit un cours sur les sangsues. Adeline a dû tenir cinq minutes je crois. Il expliquait bien, très bien, c’était un bon prof. Il expliquait si bien qu’elle les sentait sur sa
jambe ces sangsues et elle les voyait pomper à l’intérieur de ses veines et puis.… Vidée, elle tomba à terre sans connaissance. Ce fut son dernier cours de sciences naturelles.
Les agrafeuses sont – elles aussi – devenues sujet tabou dans sa vie : elle avait un copain Jean-Marie dont elle était très éprise. Grâce à lui,
elle trouvait la force d’aller au lycée. Le voir la réconfortait, gommait ses vertiges, remplissait ce vide si profond dans son âme. Ils étaient devenus inséparables. Il était son voisin de
classe et Adeline commençait à reprendre confiance en elle. Elle redevenait le boute-en-train de la classe et reprenait le cours de ses bêtises. Jean-Marie n’en ratait pas une non plus : un jour,
juste « pour voir », il décida de mettre son doigt dans l’agrafeuse. Adeline se souvient juste qu’on la transporta dans un fauteuil à l’infirmerie !…. Bannies les agrafeuses ! Jean-Marie s’en est
longtemps voulu… Mais ça a bigrement renforcé leurs sentiments !
Tout était devenu sujet à malaise : une miette de pain trop grillée : Adeline y voyait du rouge ! Une agrafeuse, une foule, une démarche à faire….
Tout l’empêchait de vivre malgré les conseils de Viviane « Tu ne dois pas avoir peur du sang ! Le sang c’est la vie »
Ces paroles résonnent encore dans ses tympans, remuant le flux de ses veines.
Ses parents ne pouvaient pas l’accompagner tous les jours : il fallait bien qu’elle surmonte ses frayeurs. Elle arrivait péniblement jusqu’à la
classe et perdait connaissance aussitôt. On appelait son père ou sa mère qui revenaient la chercher. Le même scénario se répétait deux, trois, quatre fois par semaine ! Arrivée à la maison, elle
était en pleine forme. Tout semblait dire qu’elle trichait et tout le monde en était persuadé. Sa chère sœur Caroline la traitait de flemmarde… Comme elle se sentait malheureuse ! ! C’était une
lutte de chaque instant - avec elle-même - et elle était toujours perdante. Elle perdait confiance, elle s’enfonçait dans un abîme sans fin, elle était seule avec ses angoisses. Elle se
fuyait.
Chaque événement déstabilisateur devenait un boulet énorme à traîner. Un midi, alors que sa copine Margot s’était coupée la lèvre à la cantine, elle
demanda à sortir. Dans la cour, n’y voyant plus rien pour cause de cerveau bloqué par l’horreur de la scène à laquelle elle venait d’assister, fuite du problème, choc émotionnel et tant sa tête
lui semblait lourde et paralysée, elle s’évanouit, tombant la face sur le crépi du mur bien blanc. Elle se réveilla à l’infirmerie encore une fois, la lèvre ouverte et le nez arraché. Il fallut
plus d’un mois pour cicatriser physiquement… Moralement je n’en parle même pas ! Elle ne pouvait pas se soigner ni se regarder dans la glace et pourtant il fallait bien l’appliquer cette pommade
cicatrisante ! Un vrai cauchemar.
Voilà le genre d’aventures qui arrivent à Adeline par sensiblerie, par je ne sais quoi qui détruisit une partie d’elle-même le jour de la piqûre.
Seul l’amour réussit à la guérir mais elle n’a jamais eu de chance en amour ! Son médicament est donc à trop faible dose.
Elle aimerait tant rencontrer Bayard, le chevalier sans peur et sans reproches, son guérisseur médiéval. Elle l’attendrait cloitrée dans sa tour
d’ivoire, cette tour où y voir ne se résume qu’à chercher le pourquoi du comment. Comme elle espère être sauvée par un galant lui chantant des sérénades et l’emmenant voler vers d’autres cieux
sur son cheval fougueux !