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Cet homme qu’on ne peut pas encadrer

Publié le 18 janvier 2014 par Copeau @Contrepoints
Opinion

Cet homme qu’on ne peut pas encadrer

Publié Par Baptiste Créteur, le 18 janvier 2014 dans Édito

Nous vivons une époque similaire, et nous pouvons nous en rendre compte aisément quand la fin semble justifier tous les moyens.

Dans l’histoire de l’humanité, l’unanimité précède souvent l’inhumanité. Les pires régimes, les pires doctrines ont souvent commencé leur règne sous les applaudissements, et la période contemporaine n’échappe pas à la règle ; et c’est précisément parce qu’il ne se trouve personne pour en faire la critique que les idées qui rallient sont dangereuses.

En Allemagne, des philosophes d’envergure comme Heidegger se sont ralliés au nazisme. En France, des figures intellectuelles comme Sartre se sont ralliées au communisme. Des millions de personnes ont commémoré la mort de Staline à travers le monde. La pensée critique était absente, bien qu’existante ; elle était ailleurs, pas conviée à d’inexistants débats.

Nous vivons une époque similaire, et nous pouvons nous en rendre compte aisément quand la fin semble justifier tous les moyens. La guerre contre le terrorisme n’admettait d’autres ennemis que les terroristes, et dénoncer les sévices inhumains subis par des suspects était il y a peu encore anti-patriotique. Les adversaires de la relance sont, nécessairement, opposés à la croissance ; ceux qui s’opposent aux politiques de lutte contre le chômage sont évidemment en faveur d’un chômage de masse.

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Les erreurs d’aujourd’hui sont plus subtiles, certes. Point d’état d’urgence ou de pleins pouvoirs, point de ministère de la propagande et de camps de rééducation. Et rares sont les opposants qui meurent d’une balle dans la nuque. On lance donc des frappes ciblées contre les terroristes. La liberté d’expression n’est pas révoquée, simplement encadrée ; trop de liberté tuerait peut-être la liberté, donc on la tue d’avance. La finance, elle aussi, est encadrée ; c’est, d’une façon générale, le marché tout entier qu’on encadre pour se prémunir de ses excès. Encadrer, c’est le progrès ; encadrer, c’est avancer.

C’est donc par des actions ciblées, sur mesure, ad hoc, précises et pertinentes qu’on agit désormais. La précision des frappes chirurgicales tue chaque année des milliers de civils, l’encadrement du marché pour relancer l’économie en permettant aux plus pauvres d’accéder à la propriété immobilière a provoqué une crise financière et mis les plus pauvres à la rue, et l’encadrement de la liberté d’expression se traduit avant tout par la surveillance généralisée des citoyens, devenue légale, et la censure. Précision chirurgicale, impact mesuré et contrôlé.

Et alors que tous s’inquiètent des amours du Président, peu remettent en question la dissolution de groupes d’extrême-droite ou la censure de Dieudonné, et les questions pourtant déjà pertinentes avant l’affaire sur le statut de Valérie Trierweiller sont rarement posées. Parce que la fin justifie les moyens, on ne peut plus critiquer les moyens choisis sans être un opposant de la fin.

Les fins sont évidemment bonnes ; elles sont même le Bien. C’est pourquoi il est si difficile pour ses protagonistes d’admettre leurs torts, et si simple de disqualifier ses adversaires ; c’est pourquoi des privations de liberté sont revendiquées avec fierté par les politiciens, applaudies par les journalistes et les citoyens.

Notre ministre de la culture, rôle déjà douteux consistant à financer une certaine idée de la culture et de l’information, en vient ainsi à revendiquer la pratique de la censure ; un éditorialiste appelle de ses vœux la censure d’Internet. Il faut encadrer ; la culture du compromis et de la synthèse l’a emporté.

Thèse, antithèse, synthèse ; thèse, antithèse, foutaises. Le marché est efficace, mais il est injuste, il faut donc l’encadrer. La liberté d’expression est cruciale, mais dangereuse, il faut donc la restreindre. Internet est un outil formidable, dont se servent aussi les criminels et les extrémistes, il faut donc le contrôler. Il faut restaurer les marges des entreprises, mais s’assurer qu’elles embauchent, il faut donc encadrer l’usage qui est fait des marges ainsi dégagées1.

Cet homme qu’on ne peut pas encadrer

Finalement, le message revient toujours à affirmer qu’une chose, par exemple la liberté, est bonne mais dangereuse et qu’il faut donc l’encadrer ; que l’homme est plein de possibilités bonnes comme mauvaises et qu’il faut donc restreindre le champ d’exercice de son libre arbitre.

Et celui qui refuse le compromis, celui qui refuse la synthèse, a forcément une opinion extrême ; le milieu est toujours un juste milieu vis-à-vis duquel tout écart est risqué. Puisqu’on lui laisse assez de corde, pourquoi refuserait-il d’être attaché ?

L’erreur fondamentale de ce raisonnement qui refuse tout absolu et écarte toute cohérence, qui valorise l’implication de tous plutôt que la justesse des conclusions et le dialogue social plus que la prospérité, c’est de penser que le nombre a raison ; c’est une erreur fondamentalement démocratique. En écartant tout risque, on éloigne toute réussite : « no risk, no reward ».

On ne peut encadrer l’homme. La liberté comporte le risque qu’il exprime ses pires potentiels, son absence assure qu’il n’en exprimera aucun.

Le progrès vient toujours de la remise en cause de l’opinion majoritaire. Loin de moi l’idée qu’une opinion divergente est toujours bonne ; mais une opinion unique jamais remise en cause aura de fortes chances d’être ou devenir fausse.

Les grands esprits ne se rencontrent pas, mais ils se reconnaissent entre eux.

Ils se reconnaissent notamment dans leur capacité à suivre un raisonnement qui leur est propre, à tracer leur propre route plutôt que suivre les itinéraires balisés de la pensée ; et surtout, à se méfier de l’opinion la plus partagée et être capable de la remettre en question.

De la même façon qu’il n’existe pas en France d’équivalent au benchmark, car notre exception nous empêche de nous comparer aux autres (et rien ne dit que ce qui ne marche pas ailleurs ne marchera pas chez nous), il n’existe pas non plus d’équivalent au challenge d’une opinion. Questionner et creuser, c’est se placer déjà dans la critique, et la critique n’est pas bienvenue ; on ne peut pas challenger impunément, ni faire un reproche sans être négatif. D’autant plus que la critique des moyens est associée à une critique de la fin.

Les défenseurs de la liberté d’expression sur Internet sont donc rangés dans le camp des cybercriminels, des pédophiles et des antisémites, alors qu’ils ne défendent que la liberté d’expression. Malheureusement pour eux, seule est aujourd’hui acceptable la liberté d’expression sans excès ; charge au consensus de définir ce qu’est l’excès, et aux hommes politiques qui en font la synthèse de fixer les limites, le cadre dans lequel nos vies s’inscrivent.

Il faudra donc choisir entre défendre la liberté et en défendre un ersatz, entre défendre les mêmes moyens pour tous ou le monopole des moyens à ceux qui poursuivent les bonnes fins. Il faudra donc privilégier une opinion personnelle radicale qui reconnait certains absolus, ou se ranger à la conclusion du débat, à la force du compromis, défendre avec énergie l’esprit mou de la synthèse.

En dernière analyse, il faudra donc choisir entre rentrer dans les cases ou être cet homme qu’on ne peut pas encadrer.

  1. Notons au passage qu’on va réduire les procédures inutiles, la suppression pure et simple de l’inutile étant hors de propos ; et faciliter la prise de décision en imposant la décision d’embaucher.
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