Tandis qu’il répétait une pièce de théâtre, Vincent Zabus est parti à la rencontre d’immigrés hébergés dans un centre voisin. Leur histoire et son talent ont donné naissance à une nouvelle pièce, qu’il a ensuite voulu prolonger en cette BD, illustrée par Hippolyte.
L’exilé n°214 doit expliquer à un agent de l’immigration les raisons de sa présence sur un sol qu’on imagine pas très loin d’ici. Cet agent a le front ridé de suspicion et d’impuissance ; il en a vu d’autres, mais sert un système qui n’en regarde aucun et exige avant tout que les vécus tiennent dans les cases. Face à lui, l’exilé n°214, car on ne le connaîtra pas autrement, n’a plus de nom. Ceux qui auraient pu en faire usage ne sont plus de ce monde, quant à sa terre d’écueil elle se satisfera d’un matricule. Ses uniques compagnons sont des fantômes qui se rappellent à son souvenir et son devoir de mémoire. C’est un jeune adulte qui, avec sa petite sœur, a dû fuir un pays ravagé par un génocide à but lucratif, sur un sol qu’on imagine à bonne distance. Leur odyssée est un de ces contes féroces habités d’ogres, de seigneurs cruels, de sirènes et de palais inaccessibles. L’histoire, plus générale, des naïfs et innocents attirés par le mirage d’une contrée de lait et de miel, et s’apercevant un peu tard qu’ils n’étaient attendus que par ceux pouvant les abuser. Avec une nuance importante pour nos deux exilés : eux ne pouvaient rester sans y rester. Ils croiseront différents visages d’une humanité très relative, dont l’illusion finira par s’estomper pour laisser place au système lui-même, nu : couloirs, portes et barreaux leur rappelleront sur différents registres que personne n’a besoin de deux exilés de plus.
À la force du texte vient s’ajouter un dessin puissant et délicat qui illustre ce périple avec une économie et une efficacité extraordinaires. Soudain des bras apparaissent trop maigres, un corps laisse échapper son vécu. Les visages des déracinés sont des masques qu’on sent inspirés de croyances respectueuses des choses et des êtres, impassibles et pourtant si expressifs. De magnifiques pleines pages ouvrent les chapitres et rythment le récit. Les couleurs alternent avec le noir et blanc le plus contrasté. Une large palette de sentiments s’exprime avec subtilité, sans que le trait soit forcé.
Les Ombres accumule de brillants paradoxes : à la fois dur et délicat, direct et métaphorique, dépouillé et somptueux, il ne laisse jamais le pathétisme l’envahir, se permet la poésie et l’émerveillement malgré la noirceur, et offre de l’humour au tragique. Il se lit d’une traite sans qu’on puisse le lâcher malgré son épaisseur, et continue à vivre longtemps après qu’on l’ait refermé.