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Enquête sur l'Enseignement Israélite au Maroc

Publié le 04 octobre 2013 par Feujmaroc

Etude, Juifs et Musulmans aux mêmes pupitres :

L’interculturel dans les écoles juives de Casablanca (Maroc)

par Annick MELLO

(de l’Institut d’ethnologie de Neuchâtel Fonds National Suisse pour la Recherche Scientifique.)

Enquête sur l'Enseignement Israélite au Maroc

Ecole Narcisse Leven - Casablanca

Résumé

Depuis 1956, les juifs marocains ont émigré massivement en Israël, en France, au Canada et aux Etats-Unis. Actuellement, ils ne sont plus que quelques milliers à vivre encore dans leur pays d'origine. La majorité d'entre eux appartiennent à la classe moyenne supérieure et à l'élite du pays. Cette communauté entretient des liens étroits avec sa diaspora. Dans ce contexte, les écoles juives de Casablanca proposent à leurs élèves un programme français et un enseignement des matières hébraïques qui ne favorisent pas, a priori, l'intégration à la société marocaine. Cependant, deux de ces établissements reçoivent également des élèves musulmans. Grâce à une observation prolongée dans les classes "mixtes", à des entretiens avec des enseignants, des parents d'élèves et des élèves, juifs et musulmans, j'ai tenté de percevoir comment les groupes en présence se définissent et comment l'ethnicité se construit, ceci dans une perspective interactionniste. Marocains juifs et musulmans se considèrent comme étant culturellement distincts et cette distinction s'effectue sur certains critères qui ne constituent en aucune manière des réalités naturelles, mais qui se construisent dans la relation. A partir de quelques certains de ces critères permettent de marquer la frontière - zone de contact et d'évitement - entre les deux groupes. Il est midi dans le réfectoire de l’Ecole primaire Narcisse Leven de Casablanca. Autour des tables, les enfants s’apprêtent à déjeuner. Des garçons portent la kipah (calotte), les juifs, et d’autres ont la tête nue, les musulmans. Quelques élèves juifs brandissent en l’air un morceau de pain en récitant une bénédiction, tandis que les musulmans ne font pas ce geste.

Contexte

Si des élèves juifs et musulmans se retrouvent actuellement dans les mêmes institutions éducatives, il n’en a pas toujours été ainsi au Maroc. En effet, avant le protectorat français (1912), juifs et musulmans fréquentaient des écoles distinctes. Il s’agissait d’établissements dispensant aux garçons un enseignement religieux. A la fin du 19ème siècle, l’enseignement juif subit de profondes mutations. L’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.) ouvrit sa première école à Tétouan en 1862, puis d’autres suivirent et un véritable réseau scolaire se constitua au Maroc. Dans tout le pays, le nombre d’enfants juifs scolarisés par l’Alliance augmentait régulièrement (de 360 élèves en 1911 à plus de 10 000 en 1954). Ces écoles se caractérisaient par une ouverture aux matières profanes, la possibilité pour les filles de s’instruire et un enseignement dispensé en français. L’influence française se diffusa d’ailleurs fortement par le biais de l’école, toutefois, le colonisateur s’attachait à maintenir les enseignements « européen », « musulman » et « israélite » séparés. Après la seconde guerre mondiale, l’éducation juive au Maroc connut un développement important et plus diversifié. C’est à cette époque que les groupes sionistes et les mouvements juifs orthodoxes américains exercèrent une influence importante par le vecteur de l’éducation. Après l’indépendance du Maroc (1956), les écoles de l’Alliance durent introduire dans leurs programmes l’enseignement de l’arabe. Le nom même de l’association fut arabisé, elle devint : l’Ittihad-Maroc. C’est alors que ses écoles commencèrent à admettre quelques élèves musulmans. Il reste actuellement au Maroc quatre écoles appartenant à ce réseau, elles se trouvent toutes à Casablanca. Elles sont homologuées par le Ministère de l’Education Nationale français et dispensent un enseignement de type français, des matières hébraïques et quelques heures d’arabe. Les élèves y sont de moins en moins nombreux, les effectifs diminuent au rythme des départs. En effet, depuis la création de l’Etat d’Israël, l’indépendance du Maroc et les différents épisodes du conflit israélo-palestinien, les juifs marocains ont émigré massivement en Israël, en France, aux Etats-Unis et au Canada principalement. La communauté juive est passée de 300 000 membres en 1953 à 5000 environ aujourd’hui. Pour compléter leurs effectifs, deux de ces établissements accueillent également des élèves musulmans, il s’agit de l’Ecole primaire Narcisse Leven et du Lycée Maimonide.

Cadre théorique

Afin de tenter de percevoir comment les élèves juifs se définissent par rapport à leurs camarades musulmans, le concept d’ethnicité m’a semblé pertinent. Le concept d’ethnicité, ou de groupe ethnique, appliqué aux Juifs apparaît le plus souvent sous la plume d’anthropologues anglo-saxons, les chercheurs français utilisent plutôt le concept d’identité. Il me semble toutefois que ce dernier se réfère plus intimement au fait d’être juif, de se reconnaître en tant que juif, alors que l’ethnicité juive a une connotation plus collective, il s’agit de se reconnaître en tant que membre d’un groupe partageant quelques traits communs et se définissant comme différent des autres. L’ethnicité juive paraît très difficile à définir. Elle peut recouvrir une grande diversité de contenus. L’ethnicité juive existe, mais il ne s’agit pas d’une entité primordiale et figée, elle peut revêtir des aspects très différents selon les contextes. C’est dans l’interaction avec les autres groupes que les traits considérés comme pertinents seront mis en avant par ceux qui se reconnaissent comme juifs. Il apparaît souvent que les juifs sont plutôt perçus comme un groupe religieux que comme un groupe ethnique. Actuellement, bon nombre de juifs athées revendiquent leur appartenance au judaïsme. Il semble donc difficile que les juifs se définissent comme un groupe religieux uniquement. Pour Webber (1997), les juifs ont connu un mouvement allant de la «religion» à l’ «ethnicité» en Europe. Selon Webber, le même mouvement vers une identité ethnique s’est développé ailleurs en Europe. Les juifs ne se regroupent plus forcément autour de la synagogue, mais créent des associations culturelles, politiques, des clubs sportifs, plutôt dans le but de se retrouver entre juifs, mais pas nécessairement pour y développer des activités «juives». Le fait de ne plus définir les juifs comme un groupe exclusivement religieux s’inscrit également dans la tendance générale à la sécularisation et à la laïcisation en Europe et aux Etats-Unis. Au Maroc, même si les juifs ont été très largement influencés par la France, la dimension religieuse reste importante. En outre, comme le souligne Webber, le fait de considérer les juifs comme un groupe ethnique ne signifie pas forcément qu’ils ne sont pas religieux, de même la composante religieuse ne doit pas être requise a priori.prescriptions religieuses, que par les personnes interrogées elles-mêmes. Selon la société majoritaire, les juifs vont mettre l’accent sur certains contenus afin de se distinguer des non-juifs, en maintenant ou en tentant de maintenir la frontière. Il s’agit d’appréhender les juifs en tant que groupe ethnique à travers la problématique de l’altérité.

Objectifs

Au sein de certaines écoles juives, deux groupes culturels (religieux) sont en contact. Elèves juifs et musulmans se considèrent comme étant culturellement distincts. Il s’agit alors d’appréhender les marqueurs identitaires sur lesquels se base cette distinction, la manière dont se dessine la frontière, zone de contact et d’évitement entre les deux groupes et enfin d’estimer le rôle de l’institution scolaire dans le maintien de cette frontière. Afin d’explorer ces pistes, une enquête de terrain d’une année a été menée à Casablanca. Les relations entre élèves juifs et musulmans constituent l’un des aspects de cette recherche. Il s’agit d’un sujet délicat, car le discours officiel évoque une cohabitation idyllique entre les élèves des deux confessions. On ne peut donc s’en tenir uniquement au discours. Un certain nombre de marqueurs identitaires permettent aux élèves et aux enseignants de savoir immédiatement à quel groupe appartient tel ou tel enfant. Tout d’abord, le prénom permet cette différenciation : les prénoms hébraïques, français ou américains ne sont portés que par les juifs. Juifs et musulmans évoquent également la couleur de peau comme élément distinctif : les premiers étant censés avoir la peau plus claire que les seconds. Si un juif a la peau foncée, on dit de lui qu’il a l’air d’un «Marocain », c’est-à-dire d’un musulman. La nomination est également productrice d’ethnicité. Chaque groupe se nomme et nomme les autres. Dans une classe de CE2 (élèves de huit ans), j’ai demandé aux enfants quelle était leur nationalité, les juifs m’ont répondu : « juifs marocains » et les musulmans : « marocains ». Ainsi, l’adjectif juif précise et marque la différence et fait de l’élève musulman, un Marocain seulement. Ces appellations se retrouvent également hors de l’école. Selon Tessler (1978), au moment de l’indépendance, au Maroc, l’islam s’est vu de plus en plus associé au nationalisme, de même que la langue arabe. L’identité marocaine étant liée à l’islam, les juifs n’ont pas pu s’intégrer pleinement au tissu social de la nation. Ceci expliquerait l’attribution de l’adjectif « marocain » aux personnes de confession musulmane exclusivement. Cependant, puisque c’est ici l’appartenance religieuse qui permet au groupe de se distinguer des autres, on peut imaginer que dans un autre contexte, au sein d’une communauté juive française, israélienne ou américaine, les juifs marocains pourraient plutôt revendiquer leur « marocanéïté ». En ce qui concerne les juifs, et particulièrement les juifs religieux, la pratique de certains rites et le respect de prescriptions les distinguent non seulement des musulmans, mais aussi de leurs coreligionnaires moins pratiquants. Ainsi, les enfants qui embrassent la mezouza avant d’entrer en classe sont immédiatement reconnus en tant que juifs, de même les garçons portant la kipah. La langue peut constituer un autre facteur de distinction : l’enseignement est dispensé en français, langue maternelle de la majorité des élèves juifs. Les musulmans, généralement arabophones, ont souvent plus de difficultés en français, principalement les élèves qui ne commencent leur scolarité francophone qu’au secondaire. L’institution contribue au maintien de la frontière entre les élèves des deux confessions. En effet, au cycle primaire les élèves musulmans suivaient tous les cours de matières hébraïques, excepté la liturgie. Dès la rentrée scolaire 2000, ils n’assistent désormais qu’aux cours de langue hébraïque. Ce changement est dû aux problèmes rencontrés par les enseignantes, principalement durant le cours de Torah. En effet, certains passages de la Bible sont interprétés différemment par les juifs et les musulmans (notamment le sacrifice d’Isaac ou d’Ismaël). En outre, les enseignants craignent toujours d’être accusés de faire du prosélytisme auprès des musulmans. Le fait que les musulmans ne suivent plus les cours de matières hébraïques (excepté l’hébreu) s’inscrit dans la logique du maintien de la frontière : celle-ci ne doit pas être franchie : les musulmans ne peuvent et ne doivent se convertir. Ces dernières années le nombre de musulmans a augmenté régulièrement. Ce phénomène inquiète certains parents juifs, ils craignent ce qu’ils appellent « les fréquentations » et, surtout, « le mélange », le mariage mixte. Bon nombre de parents mettent en garde leurs enfants, lorsqu’ils changent d’école pour aller au Lycée Maimonide, les filles reçoivent des consignes quant à leur rapport avec les garçons musulmans. Il existe également un consensus tacite concernant Israël, sujet tabou par excellence, les mentions du conflit ne semblent apparaître, au lycée, que lors de moments de tension. Lors du cours d’histoire – géo. concernant le Proche-Orient, le professeur n’a eu droit à aucun commentaire, chacun ayant gardé le silence. Le contact existe cependant, si les frontières sont des zones d’évitement, elles constituent également des zones de contact. Ces élèves ont des points communs : ils appartiennent tous à la classe moyenne, voire supérieure ; ils ont la « chance » de recevoir un enseignement de type français, si prisé au Maroc. Ils partagent sans doute aussi le sentiment d’appartenir à une élite. La marocanéïté des juifs peut aussi être revendiquée, la nationalité peut constituer un point de contact, particulièrement à l’étranger ou face à des étrangers au Maroc. De plus, certaines valeurs sont communes. Les parents musulmans préfèrent souvent les écoles juives aux écoles françaises pour des raisons morales : selon eux, les enfants y sont mieux surveillés et la modernité y côtoie une certaine rigueur. Quelques élèves juifs et musulmans se voient en dehors de l’école et des liens d’amitié se sont tissés, même si ces cas semblent plutôt exceptionnels, ils sont le fait de juifs peu pratiquants.

Conclusion

Selon A.levy, les juifs ont un fort degré de contrôle sur les interactions ethniques dans les institutions juives de Casablanca, ce qui n’est pas le cas dans les lieux publics. En outre, ils établissent des frontières d’exclusion afin de maintenir leur domination, se trouvant de moins en moins nombreux, ils tendent à rigidifier leur identité collective. Ceci semble être le cas au sein des écoles. Cependant, les musulmans détiennent un certain pouvoir dans ces institutions. Au niveau primaire, comme ces derniers n’assistent plus au cours de Torah, ils se trouvent ainsi inoccupés pendant que leurs camarades juifs bénéficient de cet enseignement religieux. Il a donc été décidé de réduire le nombre d’heures consacrées à la religion. La fréquentation des écoles juives par les musulmans contribue ainsi, dans une certaine mesure, à une « laïcisation » de l’enseignement, alors qu’au niveau des classes maternelles (réservées uniquement aux élèves juifs), l’enseignement de l’hébreu et du judaïsme a tendance à être revalorisé. Dans les écoles juives de Casablanca recevant des musulmans, il ne semble pas que l’on puisse parler d’interculturel. Il n’y a pas de « mélange », comme le craignent certains parents, mais plutôt une juxtaposition. L’interculturel peut y être compris dans le sens que lui donne Camilleri : (1993 : 34) : « On parlera d’ « interculturel » lorsque apparaît la préoccupation de réguler les relations entre ces porteurs [de systèmes différents], au minimum pour réduire les effets fâcheux de la rencontre, au mieux pour les faire profiter de ses avantages supposés. »

Annick MELLO

Cour intérieure de l'Ecole Narcisse Leven - Casablanca

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