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En France, vivons-nous sous une dictature ?

Publié le 10 février 2014 par Sylvainrakotoarison

Essai de réponse avec Emmanuel Todd et le regretté Guy Carcassonne.

yartiFHdictaA01 Voici l’interrogation récurrente de nombreux citoyens français en proie aux doutes et aux désillusions : vivons-nous sous une dictature ? Le fait même de pouvoir m’interroger à voix haute sur ce sujet, publiquement, me laisse entendre qu’en tout cas, on ne m’a pas encore enlevé la liberté d’expression. On pourra me toujours rétorquer : pour combien de temps encore ? d'où l'expression "dictature rampante". Mais le sérieux nécessite d’analyser les faits, uniquement les faits, et pas les hypothèses alarmistes ni a contrario, les supputations optimistes.

Deux évolutions sociologiques contradictoires

Dans la société d’aujourd’hui, il y a deux évolutions parallèles qui se croisent, l’une allant vers plus de démocratie, l’autre vers plus de surveillance.

La technologie d’Internet avec le web 2.0 permet à l’évidence une floraison d’expressions libres de chaque citoyen. Que ce soit sur des blogs, des plateformes communautaires ou encore des commentaires à des articles de presse, mais aussi dans des émissions à la télévision ou à la radio où la participation du public est de plus en plus souvent sollicitée, les citoyens ont nettement plus d’occasion de faire connaître leurs opinions personnelles (sur tout et souvent sur rien) que dans les années 1980 par exemple, époque de la pseudo-libération de l’audiovisuel.

Mais parallèlement à ce mouvement de liberté d’expression, la technologie a permis aussi une plus grande capacité à l’État ou même à des entreprises privées de surveiller chaque fait et geste des citoyens, que ce soit dans ses communications GSM, sa géolocalisation GPS, ses activités Internet, ses nombreux fichages informatiques (fisc, sécurité sociale, etc.), les capacités d’analyses ADN, la surveillance satellite, les caméras de surveillances partout dans les espaces publics (métro, autoroutes, établissements publics et privés), les radars, voire les portiques pour l’écotaxe, sans parler de tous les sites Internet qui encouragent la délivrance d’informations privées, lieu, date et heure de chaque événement personnel (Facebook, Twitter etc.), toutes ces installations concourent à élaborer une sorte de surveillance permanente et oppressante de chaque citoyen qui peut l’amener à l’autocensure et au bridage par peur d’un Big Brother bien plus monstrueux que celui imaginé par Orwell en 1948.

Cela dit pour l’évolution de la société et des modes de vie. La plupart du temps, c’est avec la complicité active du surveillé que cette surveillance est mise en place : ainsi, toutes les données fournies à des entreprises privées, ne serait-ce que les questionnaires publicitaires, ou même les bons de garantie de biens d’équipement où le vendeur du magasin vous demande téléphone, email et même la date de naissance. Libre à chacun d’accepter de les donner, ou de donner les vraies.

Une évolution institutionnelle de plus en plus favorable aux citoyens

Qu’en est-il sur le plan institutionnel, puisque qui dit dictature dit moyens institutionnels pour empêcher les libertés ?

Sur le plan juridique, nul doute que nos libertés publiques sont mieux protégées qu’il y a une cinquantaine d’années. Non seulement le bloc de constitutionnalité devient un élément majeur de validation ou invalidation de certaines lois par le Conseil Constitutionnel, mais la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a introduit une véritable révolution juridique (article 61-1 de la Constitution), voire des bombes à retardement à répétition, avec la possibilité, pour chaque citoyen, de saisir le Conseil Constitutionnel d’une QPC (question prioritaire de constitutionnalité), mesure applicable depuis le 1er mars 2010, plongeant toutes les lois, y compris celles déjà promulguées et appliquées, dans une possible remise en cause afin de mieux garantir les principes constitutionnels.

De plus, la possibilité d’aller chercher gain de cause, lorsque toutes les voies judiciaires françaises sont épuisées, auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme, donne une piste supplémentaire contre la puissance de l’État. En 2011, par exemple, la France a été condamnée vingt-trois fois pour avoir enfreint la Convention européenne des droits de l’Homme (depuis 1959, il y a eu plus de six cents condamnations !).

Les vieux réflexes ont la vie dure

Certes, certains observateurs avisés voient quelques manœuvres institutionnelles visant à réduire nos libertés. Le principe même de légiférer par ordonnances, comme l’envisageait le Président François Hollande le 12 mars 2013 à Dijon, est par exemple très contestable (et invraisemblable) pour un chef de l’Exécutif qui est majoritaire au Parlement et qui ne peut invoquer d’urgence un an après le début de son mandat : si c’était si urgent, pourquoi n’a-t-il pas agi dès son arrivée au pouvoir ? Et la volonté d'engager la confiance du gouvernement pour faire adopter le "pacte de responsabilité" ne va pas favoriser non plus le débat parlementaire.

De même, lorsque la Ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, souhaite encadrer la liberté d’expression sur Internet, il y a un risque réel de vouloir contrôler toute l’expression qui s’y répand, mais il faut bien comprendre parallèlement que l’antisémitisme ou le refus d’admettre la Shoah, pour ne prendre que ces deux sujets, ne sont pas des opinions mais des délits.

L’élection présidentielle directe, clef de voûte de la démocratie française

La réalité est que l’élection présidentielle au suffrage universel direct est l’acte majeure de notre démocratie et même si elle provoque est effets pervers, en particulier dans une personnalisation à l’extrême du débat public, basée sur des jeux d’ambitions personnelles, elle reste pourtant largement plébiscitée par le peuple (haro donc sur ceux qui voudraient la remettre en cause, comme les promoteurs d’une éventuelle VIe République dont l’expression ne signifie pas grand chose sur son contenu), si l’on en juge par la forte participation électorale aux deux tours dont elle bénéficie : 79,5% et 80,4% en 2012 ; 83,8% et 84,0% en 2007 ; 71,6% et 79,7% en 2002 ; 78,4% et 79,7% en 1995 ; 81,4% et 84,4% en 1988 ; 81,1% et 85,9% en 1981 ; 84,2% et 87,3% en 1974 ; 77,6% et 68,9% en 1969 ; 84,8% et 84,3% en 1965.
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Comme on le voit, la participation a toujours été entre 80 et 85% sauf dans deux cas bien identifiés où elle est descendue autour de 70% : second tour de 1969 entre Georges Pompidou et Alain Poher (la gauche n’avait plus de candidat) et premier tour de 2002, en raison d’une démobilisation des électeurs de Lionel Jospin, ce qui a permis l’accession de Jean-Marie Le Pen au second tour (et ces électeurs démobilisés se sont finalement mobilisés au second tour).

Favoriser les contre-pouvoirs

Le vrai souci n’est donc pas le caractère antidémocratique de nos institutions (elles sont démocratiques puisque c’est bien le peuple qui choisit ses gouvernants, avec une forte participation), mais la capacité de rendre l’exercice du pouvoir acceptable même par ceux qui s’étaient opposés aux nouveaux gouvernants élus, ou que ceux qui y avaient adhéré ne soient pas trop déçus par rapport à leurs attentes en raison d’un fort décalage entre les discours de campagne et les discours d’après-élections.

En ce sens, une démocratie moderne est une démocratie qui renforce les contre-pouvoirs et les pouvoirs de contrôle. Ce fut le sens de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui donne aux parlementaires une plus grande capacité d’initiative des lois (l’évolution est favorable même si elle reste timide).

Le principal écueil, renforcé par la mise en place du quinquennat ratifié par le référendum du 24 septembre 2000, c’est l’allégeance que vouent les parlementaires de la majorité à l’Exécutif, notamment parce que depuis 2002, les députés sont élus quelques semaines seulement après l’élection présidentielle, donnant au Président élu une totale puissance sur les investitures des candidats à sa future majorité.

Attention aux fausses bonnes mesures

Certaines mesures de modernisation des institutions n’aident d’ailleurs pas forcément à éviter l’allégeance des parlementaires vis-à-vis du pouvoir exécutif (l’Élysée ou, en cas de cohabitation, Matignon).

C’est la thèse notamment du sociologue Emmanuel Todd, exprimée entre autres sur France 5 le 26 avril 2013 (dans l’émission "C dans l’air"). Selon lui, les lois supposées de moralisation de la vie politique, poussées par l’affaire Cahuzac, ne feraient que renforcer la toute puissance élyséenne.

En effet, en imposant la publication du patrimoine des parlementaires, on les discréditerait un peu plus en instaurant une suspicion sur toute la classe politique. Ces soupçons a priori de risques d’enrichissement personnel pourraient en effet se cumuler avec la subjectivité de la valorisation d’un bien immobilier ; tant qu’il n’a pas été vendu, c’est difficile de donner une valeur potentielle totalement abstraite en dehors de son prix réel d’acquisition.

Cette théorie cependant ne tient pas beaucoup la route, car l’absence de contrôle et de transparence renforce au contraire les supputations et croyances négatives, tandis qu’un contrôle fiable et sincère peut renforcer la confiance que peut avoir le peuple en ses élus. C’est tout le combat du député centriste Charles de Courson, par exemple.
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En revanche, l’autre argument d’Emmanuel Todd me paraît beaucoup plus solide. La loi contre le cumul des mandats, qui vient d’être définitivement adoptée par les députés le 22 janvier 2014 (en troisième lecture !), risque d’affaiblir un peu plus les parlementaires vis-à-vis du pouvoir exécutif en renforçant leur allégeance.

Sans capacité de rebondir grâce à un autre mandat que leur mandat parlementaire, il sera encore plus difficile, quand on est dans la majorité, de s’opposer à certaines mesures du gouvernement sans prendre le risque de ne plus rien être, en cas de perte d’investiture aux élections législatives suivantes. Tandis qu’un parlementaire qui jouit également d’un mandat local a plus de poids politique face aux dirigeants de la majorité et peut plus se permettre de ne pas adopter la ligne officielle et d’y apporter une contribution originale hors d’un esprit partisan et manichéen (voir l’exemple de Georges Frêche).

Emmanuel Todd a évoqué également la nomination des directeurs de cabinet des ministres qui est rarement décidée par les ministres mais souvent imposée par l’Élysée. Il a conseillé par conséquent de mieux tracer les carrières des hauts fonctionnaires, en particulier des inspecteurs généraux des finances, dans les ministères et éventuellement dans les grandes entreprises, pour éviter toute collusion entre le service de l’État et les intérêts privés.

Parmi d’autres propositions de la moralisation de la vie politique, l’ancien candidat à l’élection présidentielle François Bayrou avait proposé le 25 février 2012 la réduction du nombre de parlementaires. Or, si cette mesure peut trouver l’adhésion d’une large frange de la population, elle est particulièrement démagogique et contreproductive si l’on souhaite renforcer le contrôle parlementaire sur l’exécutif. Vu la masse de décisions prises par l’Exécutif, les 577 députés ne sont pas de trop pour réaliser des rapports de contrôle sur différents sujets, il faudrait juste renforcer les pénalités contre les parlementaires "paresseux" qui ne s’investissent pas pleinement dans leurs fonctions de législateur et de contrôleur.

L’avis de Guy Carcassonne (1951-2013)

C’est finalement le constitutionnaliste Guy Carcassonne qui me paraît proposer la meilleure vision de la situation actuelle de nos institutions. C’était d’ailleurs l’une de ses dernières contributions, dans un documentaire sur les monarques sous la Ve République diffusée sur Arte le 21 mai 2013 et qui a été récemment rediffusé sur LCP.

Je dis "l’une des dernières" car malheureusement, Guy Carcassonne a subitement disparu le 26 mai 2013 à Saint-Pétersbourg à 62 ans (il avait deux jours de plus qu’Emmanuel Todd). Sa disparition a suscité une vive émotion dans les milieux politiques et universitaires. Héritier intellectuel du doyen Georges Vedel, Guy Carcassonne, universitaire chevronné, ancien conseiller de Michel Rocard à Matignon au début des années 1990, membre du comité de consultation pour la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, était avant tout un grand défenseur de la Ve République, seul régime capable à la fois de stabilité et d’efficacité d’une part, et de démocratie et de liberté d’autre part. Il militait pour une revalorisation de l’influence du Parlement pour compenser la prééminence élyséenne et pour une réduction de l’inflation législative qui fait de la loi une réponse impuissante à la colère ressentie à la suite d’un fait divers.

Et qu’a constaté Guy Carcassonne ? Que le Président de la République sous Georges Pompidou avait bien plus de pouvoirs que sous Nicolas Sarkozy et François Hollande.

Le constitutionnaliste l’a affirmé en mettant en avant sept raisons.

1. Il n’y avait pas autant d’Europe et les politiques monétaires, commerciales, etc. étaient décidées au niveau national et pas communautaire comme maintenant.

2. Il n’y avait pas de décentralisation qui a transféré de nombreuses décisions du gouvernement vers des collectivités locales (c’est le cas, par exemple, des permis de construire).

3. Il n’y avait pas d’autorité indépendante qui limite le pouvoir exécutif, en particulier le Conseil Constitutionnel qui a pris beaucoup plus d’influence en trente ans, la CNIL, et dans beaucoup de domaines spécifiques.

4. L’audiovisuel était sous contrôle direct du gouvernement et il n’y avait pas d’autorité indépendante dans ce domaine (le CSA).

5. Il n’existait pas de réseau Internet qui permet aujourd’hui de donner d’autres visions du monde, d’autres perspectives, d’autres informations, même si certaines peuvent paraître farfelues, mensongères voire haineuses. Cette multiplicité d’informations et de contre-informations renforce évidemment la transparence de l’exercice de l’État et oblige les gouvernants à plus de moralité et d’intégrité.

6. Il n’y avait pas une telle dette publique, en constante croissance depuis plus de trente ans à cause de mesures clientélistes inconsidérées des gouvernements qui se sont succédés durant cette période, et cette dette réduit évidemment les marges de manœuvre de l’Exécutif actuel voire le place sous la tutelle des créanciers. Notons qu’à part François Bayrou dès 2002, il n’y a pas eu beaucoup de responsables politiques qui ont alerté les Français sur ce phénomène jusqu’à la crise de la dette souveraine en 2010.

7. Enfin, il n’y avait pas une telle indépendance de la justice, je dirais presque, une telle audace de la justice que maintenant, qui a abouti par exemple à la condamnation exceptionnelle d’un ancien Président de la République (Jacques Chirac) ou à la mise en examen (maintenant abandonnée) d’un autre ancien Président de la République (Nicolas Sarkozy). Cela aurait été une situation impensable il y a à peine quinze ans et sur le plan des principes, c’est une avancée considérable de l’État de droit : même son magistrat suprême n’est pas à l’abri des lois dont il était lui-même le garant. Ce qui pourrait être normal en théorie est devenu un exploit en pratique.

Alors, sommes-nous vraiment sous une dictature ?

La liberté parfaite n’existe pas, ne serait-ce que parce qu’elle est contraire à la liberté des autres : une société doit se donner un cadre juridique du vivre ensemble pour que chacun puisse y trouver de quoi s’épanouir dans sa vie, dans ses buts, dans ses idées, dans ses projets.

Comme la démocratie est toujours loin d’être parfaite, il reste quantité de manières de l’améliorer, de la renforcer, par petites touches, mais aussi par la vigilance des citoyens et des lanceurs d’alertes.

Et puis, tout compte fait, le meilleur moyen de savoir si la France est une dictature, ce serait par exemple de le demander à un habitant du Zimbabwe ou à un habitant de Corée du Nord… Un nivellement par le bas ? Peut-être pas. On ne prendra jamais mieux conscience de la chance que nous avons que lorsque nous l’aurons perdue : à chacun de nous de faire que la démocratie soit vivante, sans attendre que les autres le fassent à notre place.

Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (10 février 2014)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
Nicolas Sarkozy dictateur ?
Dictature de la pensée unique.
Transgressions présidentielles.
Une (vraie) dictature européenne.
François Hollande.
Le bloc de constitutionnalité.
Révision du 23 juillet 2008.
Cumul des mandats.
Moralisation de la vie politique.
Affaire Cahuzac.
Guy Carcassonne.
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